Un quartier
10 octobre, 2021Nous sommes déjà au début de l’automne. Une ambiance de regret des beaux jours pèse sur la ville. Le soleil pâle se faufile entre les immeubles de l’esplanade. Là-haut des pigeons s’ébattent entre les toits. Les feuilles mortes jonchent déjà le sol.
Nous sommes jeudi. L’école a repris, mais il flotte encore un air de vacances dans les jeux des gamins. Deux enfants en col marin galopent en poussant leurs cerceaux. Un ballon rouge roule à terre poursuivi par un grand rouquin qui vient d’entrer au Cours Moyen. Deux femmes enchapeautées poussent un landau en papotant. Un homme ventripotent, redingote grise et élégant gilet de flanelle, les croise : il soulève son chapeau melon et s’incline avec componction devant les passantes. C’est monsieur Merlin, l’instituteur du quartier ; même un jeudi il a l’air sévère qui convient à sa fonction. Monsieur Merlin est respecté par tous les habitants du quartier, il a conduit tant d’enfants au certificat d’études.
Devant les magasins, on s’active. Les commerçants interpellent les ménagères. Les deux mains dans son dos, Maurice, le sergent de ville, circule d’un groupe à l’autre en affectant un air bonhomme. Son buste est droit et son uniforme est impeccable. Il est bon que chaque citoyen ait une bonne image du représentant de l’ordre.
Devant l’épicerie du père Poulard, Julius, le cheval qui tire la livraison quotidienne de vin vient de stopper. Des bras velus déchargent déjà des caisses dans un bruit de verres entrechoqués. Les bonnes du quartier s’affairent devant la devanture de madame Bichon, dont les cageots regorgent de légumes multicolores.
Le facteur Bouchard a déjà entrepris sa tournée. A grandes enjambées, il va d’un logement à l’autre. Parfois, un courrier à la main, il hèle un passant qui aura son courrier en mains propres. Bouchard connait tout le monde, il ne se trompe jamais de destinataire.
Il est huit heures trente. Deux jeunes godelureaux pressent le pas, en parlant haut et se poussant du coude. Ils ont une allure endimanchée qui ne leur va pas du tout. Leurs vestons les boudinent, leurs cravates sont mal ficelées, leurs melons se tiennent de guingois sur leurs têtes rigolardes. Ce sont les deux employés de monsieur Dunois, l’assureur. Sur le pas de la porte de son établissement, il va tirer sa montre de son gousset et reprocher leurs quelques minutes de retard aux deux jeunes écervelés.
A cette heure matinale, la circulation est encore fluide. Deux fiacres viennent de se croiser, les passants sont agacés un instant par le vacarme des roues métalliques et le crissement des fers des chevaux sur le pavé.
Seul le cantonnier Cabu a cessé son ouvrage. Son regard s’attarde sur les feuillages dorés qui s’attardent dans les caniveaux. Il s’appuie sur son balai, essuie sa moustache grise d’un revers de manche et pensent déjà que l’automne lui procure beaucoup plus de peine que l’été. Une légère bise se lève. Elle annonce discrètement les premiers jours de froidure.
Au loin, une silhouette sombre s’avance. Sa marche est énergique, sa robe s’envole autour de ses pas, c’est le père Barrot. Missel en main, il accourt au chevet de la mère Marin. Justine Marin est très malade, on craint pour sa vie. Au passage du prêtre, des chapeaux se soulèvent, des signes de croix s’agitent. On se dit, comme un grand secret, qu’avec la mère Marin, c’est tout un pan de l’histoire du quartier qui disparaitra. Elle n’avait pas son pareil pour chapitrer les chenapans qui se bousculaient sur le trottoir ou qui chapardaient les commerçants.
Voici qu’apparait Michel, le petit crieur de journaux. Des messieurs s’arrêtent, lui glisse une pièce et se plongent immédiatement dans les nouvelles du jour. Un grave incident s’est produit en Alsace. Voilà qui ne présage rien de bon pour les relations franco-allemandes. (29 octobre 1913)