Un migrant
22 septembre, 2020« Je vais me régulariser. »
« Comment ça, maître ? Vous n’êtes pourtant pas étranger ! »
« Si, parfois, je me sens étranger à moi-même. Comme si j’avais immigré dans un corps qui n’est pas le mien. Il faut que je mette de l’ordre là-dedans. »
« C’est curieux. Vous parlez votre langue ? »
« J’ai pris des cours, mais parfois je dérape. En général, je parle de manière beaucoup plus châtiée que le type que j’ai envahi. Je dois donc apprendre ses expressions un peu rustres. »
« Comme quoi, par exemple ? »
« J’ai appris à dire : ‘c’est trop bien’ ou alors ‘je viens avec ma meuf ‘. Ou bien encore j’utilise le mot ‘genre’ à tous les coins de phrase. Par exemple : ce midi, je vais au restaurant genre entre potes ! C’est très difficile à placer ! »
« Avez-vous adopté votre mode de vie ? »
« Bien sûr, c’est obligatoire ! Par exemple, je me force à glander au lit, le week-end, alors que je suis un type super actif. »
« Croyez-vous que vous allez vous intégrer facilement ? »
« J’espère ne pas être rejeté par moi. Dans le cas contraire, on sera mal. Où voulez-vous que j’aille ? Allons, allons, un peu de générosité de ma part ne nuirait pas ! »
« Vous avez fait une demande officielle de papiers ? »
« Oui, tout à fait, ça fait une dizaine d’année. Intégrer ma propre personnalité, c’est dur, ça m’a demandé beaucoup d’efforts et de temps. »
« Et vous-même comment vous accueillez-vous ? »
« J’ai quelques réserves. Je vais me tester et me surveiller pendant plusieurs mois. Mais je suis sympathique, il y a de la place pour deux. »
« Ne craignez-vous pas un appel d’air qui ferait venir d’autres migrants ? »
« Non ! Il ne faut pas exagérer. J’ai atteint mon quota. Et puis, si j’accueillais une dizaine de personnalités, Josiane m’accuserait d’être complètement instable. »
« En effet, ce serait un problème. Mais ne craignez-vous pas de vous trouver en contradiction avec vous-même, maître ? »
« Si, mais c’est le lot des grands hommes de connaître des conflits internes. C’est en les surmontant qu’on finit par avancer. »
« Donc, vous pensez qu’être en accord avec soi-même, c’est toujours une bonne chose. »
« Tout à fait, Georges, le débat avec soi-même est forcément plus constructif. J’incarne à la fois les valeurs traditionnelles : le travail, la famille, la probité, mais j’aime aussi les idées fantaisistes : l’art, la musique, glander, dire n’importe quoi… »
« Eh bien, maître, il me reste à vous souhaiter la bienvenue chez vous et à espérer que vous serez capable de supporter votre arrivée ! »