Une prisonnière
8 septembre, 2020« Mollard, vous êtes tout le temps en retard ! »
« Vous en avez de bonnes : tout dépend du temps, de la circulation fluide ou non, des hésitations que j’ai au moment de m’habiller, de l’humeur des gamins qu’il faut traîner pour aller à l’école… »
« Finalement, on croit être libre, mais en fait on est dépendant ! »
« Absolument ! Même pour dormir, on est prisonnier. »
« Comment ça ? »
« La qualité de mon sommeil dépend de la personne que j’ai ramenée dans mon lit, de la résistance du matelas, du programme de télé que j’ai regardé ou pas, de la tisane du soir, du fait que mon patron m’a engueulé ou pas… Vous voyez, je ne fais jamais ce que je veux. »
« J’en suis désolé. Est-ce qu’aujourd’hui, vous comptez traiter le dossier Duplantier qui traîne sur votre bureau depuis 15 jours ? »
« Ça dépend ! Il faut tenir compte du temps qu’il faut pour dire bonjour à tout le monde, lire mes mails, préparer un petit café… C’est très aléatoire, vous comprenez ? »
« Je comprends. Vous savez sans doute que votre prime de fin d’année dépend de l’ardeur que vous mettez au travail. »
« J’en étais sûre. Toutes mes envies sont dépendantes de la volonté des autres ou des choses. Nous sommes dans un monde carcéral. »
« Ah oui ? Par exemple ? »
« Par exemple, si je veux prendre un congé maladie pour aller aux soldes, vous allez me faire un tas d’histoires ! »
« Oui, vous n’avez pas encore compris comment ça marche ? Vous dépendez d’un chef de service, qui dépend d’un patron, lequel dépend d’un autre patron, etc… Jusqu’au président de la république qui dépend de la volonté du peuple. »
« Et le peuple ? »
« C’est selon… Mais d’après les avis les plus nombreux, c’est Dieu qui est au sommet de la hiérarchie. »
« Donc pour mon retard et ma prime de fin d’année, je pourrais en discuter avec Dieu, si ça ne vous dérange pas. »
« Si ça me dérange un petit peu, car c’est moi qui le représente ici. »
« Alors, il faudrait que vous lui remontiez mon mécontentement. Je me trouve entravée par un tas de liens et de dépendances, je ne peux pas vraiment exprimer ma créativité. »
« Je promets de lui envoyer un texto salé sur ce point. Vous n’avez pas d’autres revendications ? »
« On peut peut-être attirer son attention sur la durée insuffisante de la pause méridienne et le menu de la cantine qui manque de légumes. »
« Ce sera chose faites, en attendant Dieu attacherait un vif intérêt à un traitement rapide du dossier Duplantier qu’il vous a confié depuis deux semaines. »
« Il me met une pression insoutenable ! Puisque c’est ça, je prends la semaine en congé maladie ! »