Archive pour le 11 juin, 2020

Trahisons

11 juin, 2020

« Monsieur, vous êtes un être répugnant ! Vous avez trahi votre charcutier en passant à la concurrence. »

« Monsieur, la trahison est un geste d’intelligence ! J’ai comparé la qualité et les prix des andouillettes et je me suis décidé en fonction des résultats de mon étude ! »

« Et l’honneur, monsieur ? Qu’est-ce que vous faites de l’honneur ? Trahir son camp est toujours un geste parfaitement infâme. »

« Il ne s’agit que de charcuterie ! »

« Je m’en fous ! C’est comme une vraie trahison en période de guerre : vous êtes passé à l’ennemi pour de vulgaires raisons d’argent. »

« Evidemment, monsieur ! Trahir, ça pose déjà beaucoup de problèmes moraux au traitre, il ne va tout de même pas faire ça gratuitement ! »

« Mais vous vous n’hésitez pas ! Vous êtes ignoble dans tous les domaines : n’avez-vous pas délaissé cette pauvre Josiane pour Thérèse ! »

« Vous en avez de bonnes : je n’allais tout de même pas passer le reste de ma vie avec Josiane qui me cherchait querelle tous les week-ends pour n’importe quoi. Dans le domaine amoureux, trahir, c’est une opération de sauvegarde individuelle ! »

« Belle mentalité ! Et en plus, on me dit que vous ne dites même plus bonjour à ce pauvre Dugenou depuis qu’il a été placardisé par la nouvelle direction. Vous ne déjeunez plus à la cantine avec lui. »

« C’est évident : je déjeune utile ! On est au bureau, pas chez Emmaüs ! C’est chacun pour sa pomme, ça s’appelle une concurrence constructive ou encore savoir gérer sa carrière ! Si les patrons me voient avec Dugenou, je peux dire adieu à toute promotion ! »

« Et votre cynisme ne vous dérange pas ? »

« Si un peu, mais je le range dans ma réserve d’inhumanité où je mets tout ce que j’ai accompli de contraire à la solidarité humaine. »

« Et vous n’auriez pas un rayon ‘fraternité’ ? »

« Si, mais il est peu fourni. N’oublions pas que je suis descendu dans la rue pour défendre la liberté d’expression au coude à coude avec mes compatriotes ! »

« Voilà qui n’engage pas à grand-chose ! »

« Vous croyez que j’ai la belle vie ! Je trahis tout le monde pour vivre, mais tout cela me fait horriblement souffrir. Comme, je suis ravagé par le remords, je suis bien obligé d’exiger de l’argent en contrepartie de mes trahisons. Trahir, c’est pénible, mais alors trahir gratuitement, c’est le début d’une opération suicidaire ! Il faut être raisonnable, monsieur ! »

« Vous trahissez même vos propres convictions ; »

« C’est encore pire ! Je devrais être décoré. Quand on a cru pendant des années à l’égalité et à la fraternité entre les hommes, s’apercevoir à 40 ans qu’on a fait le contraire, c’est une vraie torture morale ! »

« Vous croyez qu’on va vous plaindre ? »