Un courrier
9 juin, 2020Cher ami,
Jadis, j’aimais attendre le passage du facteur, courir à la boîte aux lettres, découvrir une enveloppe timbrée, mon nom et mon adresse calligraphiés au dos avec application ou non.
J’en conviens : iI y avait là une jubilation enfantine, analogue à l’attente du jouet au pied du sapin de Noël enguirlandé. Mais c’était aussi un moment privilégié : plusieurs personnes s’étaient occupées de moi, vraiment ! J’étais un être auquel on estimait important de s’adresser de manière personnelle.
L’auteur se donnait la peine de se procurer un bloc de papier à lettres, une enveloppe à la juste taille, un timbre. S’en suivait l’étape la plus importante qui donnait toute la valeur à son geste : l’homme ou la femme se vêtait de son manteau, chaussait ses meilleures chaussures et se déplaçait, parfois dans le froid ou la canicule, jusqu’à la boîte aux lettres publique la plus proche.
Après une telle débauche d’énergie, comment ne pas attacher de la considération à sa missive ?
J’ai donc décidé de vous offrir un tel plaisir.
Petit problème : je n’ai pas grand-chose à vous dire.
Je pourrais vous parler du temps qu’il fait, c’est quelque chose qui se faisait lorsqu’on voulait rappeler son existence à son correspondant, sans pour autant être en mesure de lui parler d’évènements nouveaux ou importants.
Malheureusement, les progrès de la météorologie sont tels que je connais la couleur du ciel depuis plusieurs jours. Je ne peux même pas vous faire partager la joie ou déplaisir que je ressens en ouvrant mes volets selon que le soleil luit ou se cache.
Je pourrais également vous parler de ma santé et m’inquiéter de la vôtre. La pratique épistolaire permettait de pratiquer cet examen bilatéral. Nous pourrions ainsi dépasser le légendaire « ça va ? », deux syllabes qui annoncent que celui qui les prononce se fiche complètement de la santé de son vis-à-vis. Je dirais donc que je me porterais donc le mieux du monde et j’espèrerais bien entendu que vous pourriez m’en dire autant.
Les courriers de jadis permettaient aussi de faire part des projets de l’auteur, sans que ce dernier ait à s’inquiéter de l’intérêt que son correspondant trouvait à ses aventures quotidiennes. Je pourrais donc vous informer que Josiane et moi-même passerons les prochaines vacances d’été à Palavas-les -flots comme chaque année, information qui vous rassurerait sur notre insondable capacité à ne pas déroger à nos habitudes routinières.
Il était aussi du dernier bien de s’informer des études de nos enfants respectifs. Je partagerais ainsi avec vous l’anxiété que suscitent dans notre ménage les non-progrès de Jérémie en trigonométrie ou les manifestations d’indifférence affectée de Louise pour la poésie de Ronsard. Ce serait l’occasion de nous rappeler nos moments lycéens que nous qualifierions de jours heureux en s’efforçant d’oublier nos souffrances mathématiques ou littéraires.
Dans un courrier classique, j’aurais ainsi fait le tout de toutes les questions non urgentes qui agitent mon quotidien et dont le seul intérêt serait de vous faire part de la vacuité de mes jours. Pour marquer l’attachement qui nous lie depuis si longtemps, j’éprouverais le besoin de répéter que je formule le vœu d’une année douce pour vous et les vôtres.
J’ai éprouvé du plaisir à ne rien dire d’important et à vous procurer celui de découvrir le vide rassurant de mon existence. J’espère en apprendre autant de la vôtre,
Votre ami