Télécommandes et pouvoir

« J’aime bien mes télécommandes. Lorsque je les active, c’est le seul moment où j’ai l’impression d’exercer un pouvoir sur mon environnement : la télé, les volets, les radiateurs, etc… Et en plus, je ne me fatigue pas puisque j’opère depuis mon fauteuil. »

« Vous exagérez, vous avez surement d’autres occasions d’exercer votre libre-arbitre. »

« Pas du tout ! Au boulot, je fais ce que me dis le chef. A la maison, j’obéis à mon conjoint. Chez le toubib, j’ingurgite ce qu’il me dit d’ingurgiter. Au camping, je me pose à la place qui m’est assignée. Et tout à l’avenant, je ne décide de rien… »

« Après tout, se laisser porter par les autres, c’est reposant… »

« Vous trouvez ? Et ma dignité, vous en faites quoi ? Finalement l’homme se définit par sa capacité de pouvoir, c’est-à-dire sa capacité à faire ou ne pas faire, ou à faire autrement. C’est pourquoi celui qui a inventé les télécommandes est un sauveur de l’humanité. Il a fait en sorte qu’un zeste d’humain soit sauvegardé dans les ménages. »

« C’est pour ça que la possession de la télécommande est un véritable enjeu dans les foyers. »

« Absolument. J’ai tenté de  cacher la télécommande de la télé dans un pot de fleurs, mais le chien l’a déterré et la rapporté, tout fier, à ma femme ! »

« Il faudrait inclure une clause ‘télécommande’ dans les contrats de mariage. »

« Non, moi j’ai mieux. Je suis partisan de réinventer les Saturnales, cette semaine de fêtes en vigueur chez les romains pendant laquelle les hiérarchies sociales étaient inversées. Les esclaves recouvraient un peu de liberté, ils pouvaient critiquer les maitres, voire les commander un peu. »

« Et vous trouverez ça moderne ? »

« Tout à fait, ça me donnerait l’impression d’avoir un pouvoir dans ma vie autre que celui d’allumer la télé. Au bureau, je pourrais houspiller un peu mon patron dans le genre : « Dites donc Dumollard, il faudrait vous remuer un peu ». Ou simplement le convoquer dans mon bureau. A la maison, je pourrais ordonner à mes gamins de mettre le couvert ou de sortir le chien. J’aurais un mot à dire sur le choix du lieu de vacances ! »

« Je vois : ce serait le pied ! Le problème se situera à la fin de la fête. Quand les Saturnales seront achevées, ça m’étonnerait que votre patron vous dise qu’il a été ravi d’être convoqué dans votre bureau. »

« Oui, c’est un peu gênant. Quand ceux qui sont en état de servitude prennent le pouvoir, ça se termine toujours mal. »

« Les maîtres se sentent humiliés et ne rêvent que de reprendre leur pouvoir duquel les esclaves voudront les chasser. On entre dans un cycle infernal. »

« Le mieux, c’est de partager le pouvoir en dialoguant, mais je ne me vois pas convoquer un séminaire de travail chaque fois qu’il s’agira d’ouvrir ou de fermer les volets de ma maison. »

« Le pouvoir ne se partage pas. C’est une machine à fabriquer de l’humiliation. Ce qui fait agir les êtres, ce n’est pas l’argent, c’est l’amour-propre. La télécommande de la télé, avec son air de rien, c’est ce qu’on a trouvé de mieux depuis la fin de l’esclavage pour apaiser les rapports humains. »

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