Un être irréfléchi

« J’ai lu les premières pages de ton livre et je me suis endormi. »

« Tu n’es pas très encourageant. »

« Ce n’est pas de ma faute, je suis complètement superficiel. Je n’arrive pas à creuser un sujet au-delà de ma première impression. »

« Il faudrait réfléchir un peu. »

« C’est un effort trop grand pour moi. Je dis ce qui me vient, mais je ne sais rien dire de plus. C’est comme un blocage. Je ne suis pas capable de voir au-delà des apparences. »

« C’est déjà bien de s’en rendre compte. »

« Peut-être mais c’est un vrai handicap. Je ne sors que des banalités quand on me parle, je ne produis aucune analyse de fond digne d’intérêt. »

« Les autres le font sûrement à ta place. »

« Oui, la plupart des gens ne se privent pas de tenir un discours argumenté, plus ou moins bien argumenté d’ailleurs, mais eux au moins, ils ont l’air d’avoir réfléchi à ce qu’ils disent. »

« Bon, je vais t’aider. Prenons un sujet : le chômage. Qu’est-ce que tu en penses ? »

« Je pense qu’il y a des chômeurs. »

« C’est tout ? »

« Bin… oui…. Des chômeurs, c’est des gens qui ne trouvent pas d’emploi. »

« Mais tu n’as pas envie de te poser la question : pourquoi y-a-t’il du chômage ? »

« Bin… non… je ne vois pas pourquoi je me la poserais. Il faudrait que je sois capable de formuler une réponse intéressante, ce qui est complètement hors de ma portée. C’est un peu comme si tu me demandais pourquoi j’aime la choucroute. Je te répondrai que j’aime la choucroute parce que j’aime la choucroute. »

« Donc d’après toi, il y a du chômage parce qu’il y a du chômage. »

« Oui, tu peux même supprimer la proposition causale, je n’en ai pas besoin. Je n’ai aucune force pour m’attaquer à la raison de l’existence du chômage. Je ne suis capable que de constater les choses. »

« Remarque vous êtes nombreux comme ça. Heureusement qu’il y a les journaux télévisés pour vous dire ce qu’il faut penser. »

« Et encore … Il ne faut pas qu’on nos assène des trucs trop compliqués. Moi la crise du Moyen-Orient, il faut me la résumer en quinze secondes. Au-delà, je passe sur une chaîne de télé-réalité. Là au moins, on est entre collègues : il n’y a rien à comprendre, juste à regarder et à constater. »

« Tu ne te sens pas un peu dépassé par la vie ? »

« Non, puisque je ne réfléchis pas. »

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