De l’utilité du rabat-joie
10 septembre, 2015« Je suis le rabat-joie. Il en faut au moins un dans toutes les collectivités. C’est comme les détecteurs de fumée : obligatoire ! »
« Ah bon ? Et vous servez à quoi ? »
« A mon contact, on ne s’emballe pas. On n’éprouve aucun espoir d’amélioration pour l’avenir immédiat puisque je mets en évidence tous les obstacles qui vont s’élever devant l’intéressé. »
« Et vous trouvez ça bien ? »
« Oui, cela évite les mauvaises surprises. Je combats courageusement les espérances déçues : on croit que tout va bien et pof ! Un problème qu’on n’a pas vu venir détruit tout ! »
« Mais si vos prophéties ne se réalisent pas, c’est vous qui passez pour un plouc ! »
« Vous ne comprenez rien. Si mes prédictions se réalisent, l’intéressé que j’aurais prévenu saura réagir. S’il n’est pas content, il ne sera pas trop déçu. Si mes prémonitions ne se réalisent pas, il sera content d’abord parce que son projet aura été mené à bien, ensuite parce qu’il pourra me dire que mes prévisions étaient fausses. »
« Et ça ne vous fais rien ? »
« Rien du tout. Quand je fais des prévisions, je prends le risque de me tromper, je suis un aventurier. »
« Mais vous pourriez faire des prévisions optimistes. »
« Non. Suivez-moi bien. Si je me trompe après avoir fait des prévisions pessimistes, je suis de mauvaise humeur, et l’intéressé de bonne humeur. Si je me trompe après avoir fait des prévisions optimistes, nous sommes tous les deux de mauvaise humeur. »
« Je n’y avais pas pensé. »
« En plus, j’ai un rôle social. Si tout le monde se précipite joyeusement dans une mauvaise voie, il est bon que quelqu’un attire l’attention sur les dangers potentiels. »
« Ah bon ? »
« En effet, si les espoirs sont déçus, je suis un recours pour la collectivité, une sorte de vieux sage dont l’expérience est une richesse pour tous, pour peu que l’on m’écoute. J’apparais donc comme un homme providentiel. »
« Et si les espérances collectives sont couronnées de succès, c’est qui l’homme providentiel ? »
« C’est toujours moi, car c’est grâce à mes conseils de modération que le succès est au rendez-vous. L’euphorie collective est mauvaise conseillère. »
« Vous avez donc raison dans tous les cas ? »
« Oui, bien sûr. Chacun essaie d’avoir raison pour conforter sa place dans la société. Il suffit de bien choisir son fonds de commerce. Moi, après avoir constaté que la vie n’est pas une sinécure, j’ai décidé de rabattre les joies. Je ne peux pas beaucoup me tromper. »