Etre dernier

« Je suis la lanterne rouge du Tour de France. »

« Ce n’est pas grave, il en faut une. Comment en êtes-vous arrivé là ? »

« Il faut dire que je ne m’entraîne pas beaucoup car j’ai horreur de souffrir en pédalant. On devient très laid quand on souffre, moi je suis un pédaleur de charme. »

« Effectivement, vous n’êtes pas près de regagner le Tour, ça ne vous dérange pas ? »

« Non, les autres coureurs m’aiment bien : je ne leur dispute pas leurs places. Les spectateurs m’applaudissent. Il y en a même qui m’attendent jusqu’à tard le soir pour me voir passer. »

« Ils vous applaudissent ironiquement… »

« Peut-être, mais ça vaut mieux qu’être un anonyme du peloton… »

« C’est vrai que vous êtes sympa aussi. »

« Oui, les gens m’adorent : lorsqu’ils se comparent au dernier, ils se sentent nettement plus forts. J’ai une fonction sociale importante : il faut cajoler les derniers en tout domaine, ce sont eux qui permettent de se valoriser. »

« Vous comptez continuer dans cette voie ? »

« Absolument, je travaille fort pour ne pas pédaler trop vite. Un jour, les autres coureurs ont voulu me laisser passer le premier dans mon village natal. C’est la tradition, parait-il. Ils ont dû finir à pied pour ne pas me dépasser. »

« Et votre employeur ? »

« Il est ravi : je suis un exemple pour les jeunes. La preuve vivante qu’on peut participer sans vouloir gagner à tout prix. Mon employeur en tire un argument citoyen, ça lui permet de renforcer sa force de vente. »

« Bon, mais je suppose qu’il y a de la concurrence. Tout le monde aimerait être dernier pour se faire remarquer. »

« Oui, il faut se battre. La place de dernier dans une société se gagne au mental. Il ne faut avoir honte de rien. Bien dormir est une nécessité. Il faut s’appliquer à ne faire aucun progrès. Il faut même se sortir l’idée de progrès de la tête. »

« Pouvons-nous étendre votre propos dans la vraie vie ? »

« Non, malheureusement. Dans le Tour de France, il y a un classement. Le premier et le dernier sont clairement identifiés. Dans la vraie vie, on n’est pas le dernier, à la rigueur on fait partie du peloton indifférencié des assistés. Personne ne fait attention à un assisté. »

« Si je comprends bien, vous plaidez pour un statut du dernier. »

« Oui, c’est un personnage indispensable. Quand il y avait un classement à l’école primaire, j’étais toujours copain avec le dernier de la classe. Il était plus marrant que les autres. En fait, le dernier, c’est celui qui a d’autres valeurs que la réussite ou la performance. C’est lui, l’homme de l’avenir. Tandis que l’assisté, c’est celui qui court après les valeurs des premiers sans y parvenir et qui est donc stigmatisé. »

Laisser un commentaire