Archive pour le 20 janvier, 2015

Vive l’ennui

20 janvier, 2015

« Je suis ennuyeux comme un bonnet de nuit. Ou alors comme une porte de prison, comme vous voulez. »

« Et vous vous en vantez ? Vous ne devez pas avoir beaucoup d’amis. »

« Non, mais je m’en fous. Si vos amis sont vos amis pour que vous leur racontiez de bonnes blagues, je vous plains. Moi, je n’ai rien à dire. Etre rigolo n’est pas une raison de vivre. »

« Bon, même si vous ne connaissez pas de blagues, vous pourriez avoir une activité qui intéresse les autres. Je ne sais pas : sculpture sur bois, patin à glace, apprendre le serbo-croate… Enfin quelque chose qui donne envie de vous parler. »

« Non, c’est pas possible. Les choses trop originales me déstabilisent. En plus, je dois avoir un emploi du temps très rigide. Le lundi, je mange du poisson… »

« D’habitude, c’est le vendredi… »

« Voilà, ça commence, vous cherchez à changer mes habitudes. »

« C’est effectivement pathologique. Vous devez vous ennuyer vous-même ? »

« Oui, mais j’aime bien. Je n’ai pas la moindre envie de me surprendre, ça pourrait me rendre malade. Aussi faut-il que ma journée soit bien programmée et qu’elle ressemble à la précédente. C’est comme ça depuis quarante ans. »

« Vos vêtements sont sans fantaisie. Vous les usez jusqu’à la corde. Votre pull est troué. Il ne reste qu’un petit peu de pull autour des trous. »

« Et alors ? Il m’accompagne depuis mon adolescence. C’est comme une seconde peau. Je ne vais tout de même pas prendre le risque d’en acheter un autre qui me donnera l’impression d’être prisonnier de la peau d’un autre. »

« Et sur votre tablette, le peigne et le dentifrice sont toujours à la même place. Vous êtes ennuyeux même dans votre salle de bains. Et en plus complètement maniaque. »

« Pas du tout, je suis très pratique. Mon peigne et mon dentifrice me tombent automatiquement sous la main tandis que vous, les matins où vous n’êtes pas très réveillé, vous vous énervez tout de suite en cherchant vos affaires. Voilà l’avantage d’être ennuyeux. »

« Vous ne sortez jamais de chez vous… »

« Et alors ? J’ai mis quarante ans pour acheter mon appart’. Ce n’est pas pour foutre le camp à la première occasion. »

« Vous pourriez aller au ciné… »

« Pour côtoyer des gens qui risquent de me parler sans savoir que je suis ennuyeux ? Aucun intérêt, les films passent sur le câble au bout de six mois. Je peux les voir tranquillement dans mon fauteuil sans avoir à me déplacer et à faire semblant d’être intéressant. »

« Vous n’êtes pas intéressant, vous êtes désespérant. »

« J’espère bien, ça m’évite d’avoir à faire des efforts. Mon problème, ce n’est pas d’intéresser les autres, c’est de vivre sans stress inutile. Je n’ai pas à me faire du souci pour savoir comment épater les autres. Ni à faire comme s’ils m’épataient pour leur faire plaisir. »