Archive pour le 4 janvier, 2015

Le savoi-faire du mécontent

4 janvier, 2015

 « Je vis faire un barrage routier. »

« Ah bon ? Tout seul ? Pourquoi ? »

« Parce que je ne suis pas très content de mon existence. Mon patron ne reconnait pas la qualité de mon travail, mes gamins m’ignorent, ma femme s’est barrée, je dois du fric à tout le monde… »

« Mais mon pauvre, il faut être nombreux pour faire un barrage routier, sinon les forces de l’ordre vont vous dégager vite fait et vous aurez des ennuis supplémentaires. »

« Il y a sûrement plein de gens qui ne sont pas contents de leurs existences… »

« Peut-être, mais il faudrait commencer par les fédérer en créant un mouvement… Les écharpes bleues par exemple, ce serait le mouvement des gens qui en ont marre de tout. »

« Pff… Et après je pourrai faire des barrages routiers ? »

« Oui, ou des grèves. Enfin, tout ce qui embête les gens. L’important, c’est de gêner les gens qui vont immédiatement en rendre responsable le gouvernement. Vous comprenez ? Faites attention aux règles : vous pouvez être mécontent, mais pas n’importe où. Et puis, il faut demander l’autorisation d’être mécontents. »

« Pff, c’est compliqué ! »

« Ce n’est guère pratique en effet…  Si personne ne demande d’autorisation, vous pouvez tomber sur un barrage ou une grève n’importe où, n’importe quand et vous aurez d’autres ennuis avec votre patron. Remarquez, vous pourriez toujours faire des barrages routiers pour marquer votre opposition aux barrages routiers. »

« Je comprends : il faudrait qu’il y ait une route consacrée aux barrages routiers, aux grèves, à tout ce qui gêne les usagers… Comme ça, on saurait où aller pour gêner. Et les gens qui ont envie d’être gênés pourraient y aller, il serait sûrs d’être dans la panade. »

« Vous pouvez aussi ne pas protester. Il y a des gens qui ne protestent jamais, ce sont les silencieux. Protester, c’est assez dérangeant. On a toujours l’impression de gêner et puis ça peut couter cher. On garde pour soi ses propres problèmes. A la limite, on espère que d’autres ont les mêmes ennuis et qu’ils vont protester à notre place. »

« Autrement dit, il faudrait des protesteurs professionnels à qui on pourrait confier nos raisons de nous émouvoir. »

« Euh… ce serait un peu bizarre. Certains pourraient être tentés de mutualiser mes motifs de colère avec d’autres. Je préfèrerais faire mon barrage par moi-même. »

« Essayez de protester sur Internet. Ecrivez des messages vengeurs contre tous ceux qui vous embêtent. Et diffusez-les dans le monde entier. Ils en seront sûrement très meurtris. »

« Peut-être, mais ça ne les mettra pas en retard au boulot, comme un bon barrage routier. »

« Si vous vous y prenez bien, vous pourriez les blesser dans leur amour-propre. Par exemple, vos gamins n’ont pas tellement envie que leurs bêtises soient divulguées dans tous le quartier. Ou bien votre patron ne verra pas de bon œil qu’on dénonce ses méthodes. »

« Vous ne connaissez pas mes gamins : ils seront ravis de se faire remarquer. Quant à mon patron, il sera très content de faire savoir qu’il est inflexible avec les retardataires au boulot, même s’ils ont été pris dans un barrage routier. »