« On aime élire le Président de la République au suffrage universel, car ça donne l’occasion à chacun l’impression d’avoir du pouvoir et l’occasion de s’empoigner un peu avec les autres, donc de vivre. Mais une fois qu’il est élu, on ne l’aime plus beaucoup, justement parce qu’il est chef. »
« C’est général : la période précédente la désignation d’un chef est excitante. C’est comme l’arrivée du 1er janvier : parce que c’est nouveau, chacun croit ou aimerait croire que –puisque c’est nouveau – sa situation personnelle va changer. Une fois qu’il est en place, on n’aime plus le chef justement parce qu’il est chef. »
« Ce qu’il y a de paradoxal, c’est qu’un chef a toujours un chef au-dessus de lui, même quand le sur-chef est une entité (un marché financier par exemple). Seul le Bon Dieu échappe à ce constat.. et encore c’est pas sûr : je ne connais personne qui soit aller y voir. »
« Ce qu’il y a d’encore plus marrant, c’est que les chefs peuvent être chefs sans avoir beaucoup de pouvoirs. Qui commande ? Le président de la république, la Chine, les Américains, la Bourse de New-York, l’Union Européenne, les glaciers de l’Antarctique ? »
« Oui, on peut ajouter que dans certains cas, ce sont les non-chefs qui commandent. Si on sait s’y prendre, un chef est gérable. C’est comme ma femme, pour être tranquille, il me suffit de lui laisser l’impression que c’est elle qui commande. »
« Vous dites ça par dépit, parce que vous aimeriez bien être chef. »
« Non, beaucoup de gens considèrent que ce n’est pas une fin en soi. Surtout s’il s’agit d’être « petit » chef. On est alors triplement embêté : d’abord par vos subalternes qui ne vous aiment pas, ensuite par les « grands » chefs qui trouvent que vous ne tirez pas assez parti de vos subalternes, et enfin par les autres « petits » chefs avec lesquels vous rivalisez pour devenir un « petit grand chef » et qui ne vous aiment pas non plus. »
« Eh voilà… à partir du moment où vous introduisez de l’affectivité dans la question, tout est faussé, on ne comprend plus rien. Votre chef n’est pas votre conjoint, vous n’avez pas à l’aimer ou ne pas l’aimer. Vous avez à travailler sous ses ordres, et éventuellement à lui donner l’apparence d’un chef même s’il ne gouverne pas grand-chose. »
« Bon… peut-être, mais admettez qu’un chef qui a des idées novatrices et même créatrices, qui sait en susciter chez les autres, on préfère en général !… Il y a même des chefs qui ont de la culture, mais ce n’est pas un argument déterminant. »
« Oui, certains préfèrent des chefs intéressants, mais d’autres non, ça les dérange. Il y a des gens qui préfèrent gérer des procédures bien rodées en attendant que l’heure passe et qu’on puisse aller se plaindre des chefs devant la machine à café ou à la cantine. »
« Bon… si je comprends bien, les chefs, on n’aime pas forcément, mais c’est un besoin génétique. Telle une horde de loups, on a besoin d’un chef. Et si on a envie d’être chef soi-même, il faut se battre comme une bête en prenant le risque de se prendre une torgnaule une fois sur deux. »
« Vous pouvez aussi rester seul dans votre tonneau. Ce n’est pas interdit. Je vous conseille d’être dotée d’une riche vie intérieure. Vous pourrez alors devenir philosophe et dire du mal de tous ceux qui ont envie d’être chefs tout en se plaignant des chefs. »
« Il faut dire que c’est spécial. »
« Oui, mais c’est comme ça que tout fonctionne, à coups de contradictions. »