« Il faut sauver le petit commerce. »
« Pourquoi ? Ça coute cher, c’est dépassé. Dans les grandes surfaces, vous avez plus de choix et les prix sont serrés à cause de la concurrence. »
« Et les relations humaines, qu’est-ce que vous en faites ? Ce n’est pas avec la caissière de l’hypermarché que vous allez pouvoir vous plaindre du temps qu’il fait. »
« Vous n’avez pas autre chose à faire que de discuter de la météo avec les gens. »
« Si, j’ai plein de trucs en cours, mais il y a une nécessité vitale qu’il faut respecter au même titre que manger ou dormir, c’est celle de dire n’importe quoi avec n’importe qui. Par exemple dans les bistrots traditionnels, on passait le matin prendre un petit café, on se trouvait au coude à coude avec des manteaux ou des grosse canadiennes, on retardait le plus possible le moment de prendre le chemin du bureau et on se plaignait de tout et de rien. C’était bien, c’était anti-dépresseur. »
« Eh bin ! Avec des principes comme ça, on n’est pas près de relancer la valeur travail en France. »
« Peut-être pas, mais exister c’est plus important que travailler. Éventuellement exister permet de mieux travailler. Un autre exemple : chez le marchand de chaussures, on pouvait vivre. On faisait déballer tout le stock, on essayait, on marchait un peu, on disait que ça faisait mal, la marchande disait que le cuir allait se détendre, on faisait la moue, la marchande au bord de l’énervement commençait à remballer la marchandise, et on se décidait au dernier moment pour lui rendre le sourire. C’était une vraie tragi-comédie. »
« Vous croyez vraiment que j’ai le temps d’aller faire le guignol dans les magasins. Je commande mes chaussures en deux clics sur Internet et puis c’est terminé. »
« Certes, mais ce n’est pas à avec votre écran que vous discutez de la singularité de vos pieds, de l’épaisseur de vos chaussettes, de votre façon de marcher…. Enfin de tout ce qui fait que vous êtes un individu à part, donc digne d’intérêt. »
« Pff… moi, si j’ai des états d’âme sur mon être, je prends rendez-vous chez le psy et puis terminer ! »
« Euh… tout le monde ne peut pas se payer plusieurs mois d’analyse tandis que tout le monde peut aller faire tranquillement la queue à la poste en pestant contre les fonctionnaires qui ne foutent rien ou alors les chômeurs qui ne fichent rien non plus. C’est complètement nul, mais ça fait du bien à l’esprit. »
« Il y a d’autres lieux pour débattre que les files d’attente chez les commerçants. »
« D’autres lieux ? Ce n’est pas sûr. Sur les plateaux de télé, on voit toujours les mêmes experts qui disent toujours la même chose, même quand ils se trompent. Moi, personne ne m’invite à m’exprimer. J’ai pourtant des avis sur tout. Je suis bien obligé de m’exprimer dans la boulangerie de la mère Boulard, même si elle s’en fiche complètement. »
« Bon…. Alors d’accord, le petit commerce, ça crée du lien social. Mais vous pourriez tout aussi bien utiliser Facebook. »
« Certainement pas. Sur Facebook, je ne vois pas le visage de mon interlocuteur. Quand je lui raconte mes petits soucis, j’aime bien voir l’air désolé que prend la mère Boulard. Je sais qu’elle se force pour me remercier de me servir chez elle, mais enfin ça me fait du bien. J’ai l’impression de ne pas être seul. Je trouve que Facebook ne s’apitoie pas beaucoup sur mon sort. »
« Vous pourriez ouvrir un magasin de compassion. Une grande surface, évidemment. »