Un homme moderne
6 juillet, 2014« Vous êtes un rabat-joie. »
« Comment ça, un rabat-joie ? »
« Avec vous, je ne peux pas me laisser aller. Chaque fois que je fais la fête, vous me dites que je ferais mieux de penser aux pauvres. Du coup, je suis obligé de boire chaque coupe de champagne comme si c’était la dernière. Vous trouvez ça drôle ? »
« Non, mais enfin, il faut avoir conscience du monde qui nous entoure ! »
« Peut-être, mais il ne faut pas me décourager. Quand je parle de mon job et de mes espoirs d’ascension sociale, vous rigolez en mettant en évidence mon aliénation au système et le coté dérisoire de mes aspirations. Vous trouvez vos sarcasmes sympas ? »
« Euh… moi ce que j’en dis, c’est pour votre bien. Vous vous prenez trop au sérieux, le jour où la société qui vous emploie n’aura plus besoin de vous, vous tomberez de haut si vous croyez trop au système ! »
« Bon, et puis votre façon de ricaner de mon mode de vie ! Parlons-en ! Si ça me fait plaisir d’aller patauger dans la neige dans les stations à la mode, dès les premiers flocons, ça vous regarde ? Et si ça me rend heureux de raconter mes vacances d’été pourries par la pluie à la cantine, en disant que c’était merveilleux, qu’est-ce que ça peut vous faire ? Je ne vais tout de même pas subir Duranton qui monopolise l’attention générale en racontant ses vacances exotiques ! »
« Va pour vos vacances, je ne dirais plus rien ! Est-ce que je peux au moins critiquer votre manière d’acheter systématiquement le téléphone mobile sorti le plus récent et de le consulter en public, à tout bout de champ, pour que tout le monde soit au courant de votre acquisition. »
« Non, ça m’ennuie un peu. Moi, je ne critique pas votre Minitel et votre téléphone de l’an 2000 ! »
« Bon, vous ne m’arrangez pas. »
« Et puis arrêtez aussi de vous en prendre à la médiocrité de mes réflexions. Je n’ai pas beaucoup de temps pour me forger une opinion solide sur tous les sujets sociétaux et politiques. C’est bien plus pratique de répéter ce qu’on entend au journal télévisé sans chercher la petite bête. »
« Certes, mais parfois, les journalistes disent blanc après avoir dit noir. »
« Et alors ? L’homme est pétri de contradictions. Et puis, moi, j’ai une culture télévisuelle moderne, ça vaut bien votre culture livresque classique. Je ne peux pas citer Voltaire ou Hugo, mais je sais tout des éliminations en cours à la Star Academy. »
« Euh… d’accord… Je vais arrêter mes commentaires cyniques : vous êtes un homme de votre époque ! Vous avez cette grande qualité de saisir l’air du temps, d’être au rendez-vous de l’Histoire, tandis que moi, avec mes critiques de la société consumériste, je ne vais pas aller très loin ! »
« Allons, allons, ne nous apitoyons pas sur nous-même ! Vous êtes un peu agaçant, mais je suis sûr que vous allez en sortir ! »