La difficulté de converser
16 février, 2014« J’aimerais dire des choses intelligentes, fortes. »
« Ah bon ? Pourquoi ? »
« Parce que tout le monde dit la même chose, c’est consternant. Par exemple : le temps passe vite, la vie devient plus difficile qu’avant, le gouvernement ne fait rien, les jeunes perdent le sens des valeurs, on est tous pendus au smartphone… »
« Et alors, c’est peut-être vrai ? »
« Le problème, ce n’est pas de savoir si c’est vrai, le problème c’est qu’on n’entend plus que ça. En plus, c’est parfaitement déprimant. Plus une pensée est négative, plus la foule la reprend à son compte. Le pire, c’est que lorsque je rencontre mon voisin, je lui dis la même chose de peur de le déstabiliser et d’être pris par un farfelu. »
« Le pire du pire, c’est qu’il vous dit probablement la même chose aussi pour la même raison. Il faut être très malin pour éviter ce piège. »
« On ne peut pas se taire non plus, sinon on n’est pris dans une réputation de sauvage, infréquentable, sans conversation. »
« Bon. Prenons le problème autrement. Dites que vous êtes en train de lire Proust, vous devriez susciter de la considération. »
« Si mon voisin vient m’emprunter ma tondeuse à gazon, ça va le mettre mal à l’aise. Il va sûrement l’emprunter à quelqu’un d’autre et moi, je ne pourrais plus rien lui demander puisqu’il aura peur que je lui parle de littérature. »
« Vous êtes compliqué. Demandez-lui des nouvelles de ses gamins. C’est tranquille et puis ça vous permet de vous en débarrasser sans faire les frais d’une conversation mondaine. »
« Sauf si ses gamins vont mal auquel cas il faut que j’approfondisse la question. Mais de toute façon, ça ne résout pas mon problème : je ne pourrais pas dire des choses importantes sur la vie, la mort, le ciel et la terre… »
« Vous êtes sûr d’avoir des choses importantes à dire ? Les philosophes ont déjà beaucoup travaillé ces questions… »
« C’est vrai. Je n’ai pas envie non plus de passer mon temps à citer Rousseau, Voltaire ou Sartre. Je pense m’attaquer à des questions de notre époque auxquels ils n’ont pas réfléchi. Mais je peine à trouver un sujet. Peut-être le degré de cuisson de la viande pour réussir une bonne blanquette de veau par exemple, il faut que la viande soit fondante sans être en état de d’émiettement. »
« Il y a eu déjà des travaux sur le sens du goût. »
« Moi, je vais m’orienter sur le problème de la texture. Du toucher. Pourquoi y-a-t ’il des textures plus agréables que d’autres ou toucher ? »
« Euh… c’est vrai que c’est important … mais faites attention. Vous allez faire déménager tous vos voisins avec ce genre de conversation. »