« Finalement, les romanciers écrivent toujours autour des mêmes choses. L’Amour, la Mort et Rien ».
« Comment ça, Rien ? »
« Oui, Rien : Le temps qui passe, du vent dans les branches d’un arbre, le café du matin, la promenade de l’après-midi, les yeux de la bouchère, le miaulement d’un chat, les galopades d’un gamin… La monotonie du quotidien, quoi… On peut rédiger de très belles pages là-dessus, pleines de poésie. »
« Vous voulez dire qu’en dehors de l’Amour, la Mort et Rien, il n’y a pas d’autres sujets littéraires ? Comment se fait-il qu’on écrive autant alors ? Tout devrait être dit depuis longtemps ! »
« Parce qu’il y a mille manières d’arriver à l’Amour, à la Mort ou à Rien. On peut très bien y parvenir par leur contraire. Par exemple, vous commencez votre histoire un homme et une femme qui se détestent et de file en aiguille, ils se chamaillent tellement qu’ils finissent par s’aimer. Et hop ! Vous avez fait une comédie romantique. Ou alors, vous prenez un personne de plein de vie et vous le faites décédez dans un accident de voiture. Et paf ! Vous venez d’écrire une horrible tragédie ! »
« Pardon ! Pardon ! Mais deux personnages qui se haïssent peuvent très bien ne pas se marier. »
« Oui, bien sûr. Mais comme il faut une fin à l’histoire, l’un tue l’autre et nous voilà ramener au problème précédent ou alors ils finissent par s’ignorer et le roman finit sur Rien, ce qui est aussi une façon de revenir à l’un de nos trois sujets ! »
« Et votre accidenté de la route, il peut très bien s’en tirer, il peut être pris en charge rapidement par le Samu et l’hôpital revenir à la vie. »
« Vous avez raison. Mais le romancier dispose d’une arme fatale qui lui permet d’écrire quand même sur les mêmes thèmes : l’incertitude. Il va mettre son personnage dans un lit d’hôpital et il va entretenir le suspense. Va-t-il en réchapper ? Ses proches s’inquiètent ? Sa famille et sa carrière sont en jeu ? On peut facilement faire deux ou trois cent pages avec ça… »
« Vous exagérez ! Comment analysez-vous les romans policiers dans votre classification ? »
« C’est très simple. Le roman policier permet d’utiliser les trois ingrédients, plus l’arme fatale. Je vous explique. L’écrivain fait planer l’ombre de la Mort, si possible jusqu’à la fin. Celle du policier ou de gangster ou les deux, peu importe. Si l’un des deux ou les deux aiment une femme, c’est encore mieux, ça introduit un enjeu supplémentaire. Entre les scènes d’action, et les scènes sentimentales, il introduit un peu de Rien, c’est-à-dire de scènes de tous les jours : un bus qui passe, une chanson à la radio… bref, quelque chose qui lui permet d’ancrer son affaire dans le quotidien. Et par-dessus le tout, il injecte de l’incertitude : on ne sait pas si le policier va attraper le gangster jusqu’au bout, ni qui va gagner… »
« C’est déprimant, vous êtes en train de me dire qu’il n’y a jamais rien de nouveau. Ce serait comme la crème dermique. Il y a trois ingrédient possible et en les mélangeant dans des doses différentes, on obtient des produits apparemment différents, mais qui sont un peu les mêmes quand on y regarde de près. »
« Vous ne m’avez pas interrogé sur l’appétit du pouvoir, de l’argent ou du sexe ? Ce sont des thèmes qui ont donné lieu à beaucoup de bouquins »
« Oui, c’est vrai … alors ? »
« C’est très simple. Lorsque votre roman parle de pouvoir, d’argent ou de sexe, ça signifie qu’il se range dans la catégorie des romans sur Rien. »
« Comment ça ? »
« Oui, parce qu’en réalité, vous parlez du contraire de Rien, c’est-à-dire de gens qui cherchent à échapper à la monotonie du quotidien. C’est comme les deux êtres qui commencent par se haïr, en fait ils parlent d’amour. Ou alors quand vous décrivez un être plein de vie, vous discourez sur la mort. »
« C’est gai, votre truc ! »