La brouette de Monsieur Blanchin

 Monsieur Blanchin était un instituteur dont la sévérité était redoutée par toutes les générations d’écoliers qui arrivaient au CM2 du village. Son crâne chauve, ses sourcils et son regard noirs ne toléraient aucun manquement à la discipline, ni aucun écart par rapport aux règles de grammaire. Lorsqu’il élevait la voix, son teint s’empourprait, ses bajoues tremblaient de colère, ses poings se serraient et s’abattaient lourdement sur son bureau en faisant voler les copies et les cahiers qui s’y entassaient. En vingt ans d’enseignement, aucun élève n’avait résisté à son autorité. A chaque rentrée, les nouveaux venus dans sa classe ruminaient leur cafard pendant toutes les vacances d’été, à la seule pensée de l’année qui s’ouvrait devant eux. 

Monsieur Blanchin avait institué un rituel connu de tout le village et très commenté dans les couloirs du rectorat. Il avait disposé au fond de sa salle de classe une brouette de jardinier. Chaque fois qu’un élève commettait une faute de grammaire, d’orthographe ou de vocabulaire, il devait obligatoirement transcrire cette erreur sur un papier, signer ce texte de son nom et déposer la page, pliée en quatre, dans la brouette de Monsieur Blanchin. 

A la fin du trimestre, la brouette était souvent remplie à ras bord. Monsieur Blanchin s’emparait alors de l’engin roulant et, suivi de ses élèves en rang par deux, la conduisait sur la place de l’église. Là, devant les hommes et les femmes du village réunis, Monsieur Blanchin allumait un feu de camp.

Puis il prenait entre ses doigts chaque feuille, une par une, la dépliait avec dédain, lisait à voix haute la faute commise par l’élève en n’oubliant pas de citer le nom du coupable, avant de jeter l’objet du délit dans les flammes d’un air dégouté. 

Il pensait que la honte publique que ressentaient les élèves à ce moment là, à laquelle s’ajoutait la symbolique de l’effet purificateur du feu marquait profondément et opportunément les jeunes esprits qui lui étaient confiés. Dans les familles de la commune, on redoutait les autodafés de Monsieur Blanchin. Les pères et les mères craignaient surtout d’entendre prononcer devant toute la population le nom de leur progéniture et de voir exposer devant la communauté villageoise le fruit de l’ignorance de leurs enfants que les commères s’empressaient d’assimiler à l’indigence de leur éducation. 

Monsieur Tournepot lui-même, le premier magistrat de la commune, avait subi cette amère épreuve à la fin d’une année scolaire particulièrement calamiteuse de son rejeton. Son fils Sylvain,  réputé pour son goût de la castagne plutôt que pour son aptitude aux subtilités du vocabulaire de la langue de Voltaire, avait été nommé à haute voix sur le parvis de l’église par Monsieur Blanchin qui avait émis de fortes réserves sur la manière qu’avait eu l’enfant d’écrire « glouglouter » à l’imparfait du subjonctif. 

Monsieur Tournepot avait élevé une ferme protestation de principe auprès de l’enseignant au motif qu’il n’avait jamais eu l’occasion en quarante ans de vie publique de lire un texte où il aurait été question d’un groupe de personnes qui se seraient exclamés dans une occasion improbable : « que nous glougloutassions ! ». Monsieur Blanchin était demeuré inflexible et avait exécuté la sentence qu’avait encourue Sylvain Tournepot au même titre que ses camarades fautifs. 

Monsieur Tournepot avait quitté le lieu du bûcher de l’instituteur en s’écriant : 

« Alors là !  Çà me laisse pantois ! » 

Monsieur Blanchin, par son excès de perfectionnisme était honni de tous les parents d’élèves de la commune. Une pétition rédigée auprès des autorités académiques était restée sans effet. En hauts lieux, on avait loué la fermeté de l’instituteur et l’originalité de ses punitions. L’enseignant continuait impunément à allumer ses feux du déshonneur au vu et au su de tous, sans laisser la moindre ouverture à un dialogue sur le bien-fondé de ses méthodes pédagogiques. 

Madame Martinez était une artiste peintre connue dans la région, qui vivait de sa palette. Pour tous les habitants de la commune, c’était une femme bien méritante qui élevait seule sa fille Martha et son frère, après le décès de son mari. Lorsque Martha fut surprise à écrire cannelle avec un seul « l », son erreur sur le nom de cette épice fut citée en place publique au grand scandale de sa mère. Monsieur Blanchin eut à son égard un sourire méprisant qui souleva l’indignation générale. 

Cette fois, Monsieur Blanchin et sa pédagogie qui n’avait rien à envier aux méthodes de l’Inquisition, avaient dépassé les bornes. Il s’était attiré une haine viscérale de la part des villageois. Les jours de marché, personne ne lui adressait la parole. Pendant les offices religieux, les bancs se vidaient autour de lui. Monsieur Blanchin était un homme seul, mais il se plaisait à dire que, pour l’avenir des enfants, il resterait droit dans se bottes. 

L’année suivante, Gilles Martinez, le frère de Martha, arriva à son tour dans la classe de CM2. Le garçon était d’un caractère bien trempé, décidé et difficile à influencer. Très vite, les relations avec son instituteur devinrent particulièrement tendues. Gilles Martinez était le seul être de dix ans, capable de répondre à Monsieur Blanchin, lequel redoublait de fureur chaque fois que le garçonnet faisait preuve d’insolence. 

C’est peu après la Toussaint qu’un incident imprévu vint bouleverser le jeune enfant. En ouvrant un tiroir du buffet de la salle à manger de sa mère, il tomba sur un courrier troublant. Il reconnut d’emblée l’écriture de Monsieur Blanchin et bien qu’il ait eu conscience de son indiscrétion, il poursuivit sa lecture. 

Il faut savoir qu’à la suite de la stigmatisation de l’erreur de Martha par Monsieur Blanchin, sa mère s’était rendue chez l’instituteur pour lui faire part de son courroux et exiger des explications. 

Or, malgré son air suffisant et son arrogance méprisante, Emilien Blanchin souffrait de solitude. Il est même probable que son agressivité coutumière était une sorte de revanche qu’il prenait sur le destin cruel qui l’avait laissé célibataire depuis toujours. 

Elise Martinez, quant à elle, avait atteint une quarantaine épanouie. Son teint de lait et ses yeux bleus souriants ne laissaient pas les hommes insensibles. En un mot, elle restait une femme très attirante. Malgré ou à cause de la colère qui l’enflamma lors de son entrevue avec l’instituteur, Monsieur Blanchin succomba à son charme. Depuis cette conversation animée, ce dernier commit l’erreur de la submerger de lettres enflammées. 

Gilles Martinez lut d’un bout à l’autre l’une de ses missives les plus enamourées. Une idée diabolique germa dans son esprit. Pendant plusieurs semaines, il étudia cette lettre de très près et y trouva enfin ce qu’il y cherchait. 

Il activa alors son réseau de camaradés dans tous les foyers du village. 

Lorsque vint le bûcher du mois de décembre, juste avant Noël, le cortège constitué de la brouette, de Monsieur Blanchin et des deux rangées d’élèves se dirigea comme d’habitude vers la place principale de la commune où étaient rassemblés les parents morts d’inquiétude dans l’attente des résultats du trimestre. 

Comme à l’ordinaire, Monsieur Blanchin éclaira deux buches à l’aide d’un fétu de paille. Puis il énonça de sa voix grave, une par une, les horreurs grammaticales commises par les enfants pendant les trois mois précédents. A chacune de ses interventions, il citait le nom de l’écolier défaillant qui devait baisser la tête en regardant sa faute partir en fumée. 

A la fin de la séance alors que chacun était sur le point de s’en retourner, Gilles Martinez sortit des rangs, s’avança une lettre entre les mains et s’écria : 

« Je dépose mon cœur consumé d’amour à vos pieds, oh ! Belle Elise ! » 

Chacun se retourna à cette étonnante intervention et le gamin poursuivit : 

« Consumé avec deux M ! Signé : Emilien Blanchin ! » 

D’un geste théâtral, l’enfant se baissa pour enflammer le courrier qu’il tenait entre les mains et laissa ce brulot s’envoler dans le vent frisquet de l’hiver naissant dans l’hilarité générale et devant la mine déconfite de Monsieur Blanchin. 

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