Les ravages de la mondialisation
Dire que le bar de Lucio était un endroit infréquentable était un euphémisme doux et, d’une certaine façon, parfaitement savoureux. Ce lieu sombre se présentait comme un couloir long et étroit. Le zinc occupait le tiers du passage. II ne subsistait qu’un mètre environ pour disposer des petits guéridons en aluminium le long du mur, afin que les habitués aient un passage suffisant pour pénétrer plus avant dans la taverne du propriétaire. La lumière du jour, quand elle s’insinuait dans la rue, ne dépassait pas cinquante centimètres au-delà du seuil.
Ce matin, derrière son bar, Lucio activait mollement un torchon d’une qualité douteuse pour essuyer ses verres. Ses joues envahies de pilosités noires, s’agitaient au rythme de ses gestes tandis que son regard tentait de percer les vitres de la porte de son bar qui dégoulinaient de crasse après la pluie de la matinée. Comme tous les autres, Lucio était inquiet pour son avenir. La journée allait être décisive.
Gus était le seul client présent, comme chaque jour. Vers neuf heures, Gus asseyait sa silhouette maigre et brisée devant son ballon de rouge.et restait immobile jusqu’à midi avant de regagner son lit. Ses uniques mouvements consistaient à passer ses doigts décharnés dans les épis blancs qui hérissaient son crâne lisse. Ses rares paroles ressemblaient à des borborygmes incompréhensibles qu’il émettait sentencieusement après avoir trempé ses lèvres parcheminées dans son verre de vin.
Vers onze heures apparaitraient les filles de Maria qui travaillaient sur le boulevard d’à-côté. Leurs tenues vulgaires et criardes, leurs babillages et leurs rires forcés égaieraient tristement l’endroit pour un moment. Il est arrivé que Lucio leur prête la chambre du fond pour qu’elles puissent se livrer tranquillement à leur commerce ce qui avait pour intérêt essentiel d’activer le sien. Mais depuis que « l’anglais » était là, ce n’était plus possible. Il était arrivé voilà une semaine. Le « portugais » avait ordonné son hébergement et payé largement un mois d’avance. On ne discutait pas les ordres du « portugais ».
La rue dans laquelle Lucio tenait son commerce était en effet tenue par la poigne d’acier du « portugais » et de ses hommes de mains. Aucun des habitants de cette artère ne l’avait jamais rencontré et personne n’y tenait vraiment. Charly, son sbire principal et ses deux acolytes étaient les porte-parole du « portugais » et les seuls habilités à lui parler.
Cette rue, nous devrions l’appeler cette impasse puisqu’elle se terminait en cul-de-sac, abritait sur cinquante mètres un petit peuple de malfrats et de fripouilles assujettis à la loi du « portugais » et de ses hommes. La République semblait ignorer l’existence de cette venelle puisqu’elle n’avait pas réagi lorsque Charly avait arraché la plaque qui portait son nom de manière à en assurer l’anonymat. Charly avait également vérifié qu’aucun GPS ne soit en mesure de l’identifier.
L’extrémité de la rue débouchait sur le boulevard par une espèce d’arche en pierres qui avait sûrement une histoire architecturale que personne ne connaissait mais qui avait surtout l’avantage de ne laisser qu’un espace d’entrée réduit à la largeur d’une seule voiture. Elle était donc très facile à surveiller. Ce guet était le rôle des gamins qui effectuaient là leur galop d’essai initiatique avant leur admission dans les activités illicites des adultes qui peuplaient ce lieu interdit aux honnêtes gens.
Le commerce de drogues, la vente d’objets contrefaits, le vol à l’arraché constituaient le gagne-pain de ce petit peuple. Les parents transmettaient leur savoir-faire aux jeunes générations qui elles-mêmes l’enrichissaient de trouvailles modernes. Au moment dont nous parlons, le recel d’objets de communication numérique battait son plein. Le contrôle inflexible du « portugais » et de sa bande sur ces activités assurait un ordre social qui ne laissait aucune chance au rétablissement de la loi républicaine. Grâce aux vigiles disposés en embuscade à la porte de l’impasse, toute tentative d’intrusion policière donnait lieu à une alerte muette qui déclenchait la disparition des butins dans des caches prévues à cet effet et la fuite de larrons qui pouvaient se voir reprocher quelques méfaits, par des trous de souris ouvrant sur les terrains vagues adjacents.
Comme prévu, ce jour là, Henriette et Paula poussèrent la porte du bar de Lucio, un peu avant midi, en se racontant leurs aventures nocturnes. Les deux filles se ressemblaient curieusement au point qu’on les surnommait les « jumelles » bien qu’il soit parfaitement établi qu’elles étaient d’une hérédité différente. Elles montraient un teint blême, des yeux terreux, des cheveux hirsutes et avaient troqué leurs tenues de travail pour des jeans de cuir et des chandails aux couleurs incertaines.
En s’accoudant au comptoir de Lucio, elles n’aperçurent pas tout de suite « l’anglais » qui sirotait un café à l’extrémité du zinc. Lorsqu’Henriette poussa du coude sa copine Paula en lui désignant la silhouette du locataire de Lucio, Paula baissa immédiatement le ton de son bavardage. Puisqu’il avait été imposé par les hommes du « portugais », chacun respectait « l’anglais », mais tout le monde le craignait dans la mesure où personne ne connaissait les raisons de sa présence.
C’est Géraldine, la grande ancienne de la rue qui avait affublé le nouveau venu d’un surnom britannique. A quatre-vingt neuf ans, elle était la conseillère principale des habitants de la ruelle dont elle surveillait les allées et venues derrière la fenêtre unique de son misérable appartement. Son immeuble, aucune municipalité n’aurait osé le classer comme insalubre : son état aurait nécessité une destruction immédiate. Ses deux étages dominaient le bar de Lucio dont l’entrée se trouvait ainsi sous le regard encore vif de Géraldine.
Pour revenir au nouveau venu, « l’ancienne » avait décrété qu’il ressemblait trait pour trait à une relation qu’elle avait entretenue dans les bouges les plus mal famés de Londres dans lesquels elle avait laissé un glorieux souvenir du temps de sa splendeur.
Il est vrai qu’avec sa silhouette droite et son air distingué, l’allure de l’homme tranchait nettement avec les corps malingres ou excessivement obèses, en tous cas mal proportionnés, des ombres qu’abritait cette rue diabolique. Mais ce qui avait réveillé le vieux souvenir de Géraldine, c’était surtout la chevelure et la barbe rousse de l’intéressé qui ne pouvaient passer inaperçue dans la galerie de portraits qui hantaient son entourage. Géraldine disait, en outre, que « l’anglais » avait un regard clair et étrangement fixe comme celui de l’homme qui semblait avoir enflammé ses jeunes années.
« L’anglais » qu’on savait protégé par les hommes du « portugais » allait et venait durant la journée sans être dérangé. Il entrait dans tous les recoins de la rue, interrogeait poliment les uns et les autres mais sans jamais pénétrer dans des détails intimes et encore moins dans leurs occupations professionnelles dont le caractère légal n’aurait pas apparu évident aux yeux d’un citoyen soucieux de l’ordre public. On aurait dit que « l’anglais » se comportait en touriste dans un lieu lointain, flânant ça et là, sans but précis, à la recherche de quelques sensations exotiques dont il ferait grand cas en revenant dans un endroit civilisé. Parfois cependant, il disparaissait des journées entières de la rue sans qu’on sache quelle était la teneur de ses activités.
Dans le même temps, une rumeur insidieuse circulait de bouches à oreilles. Elle avait été lancée par Louisette, une des filles de Maria, qui la tenait d’un homme du « portugais » auquel elle avait accordé quelques instants de détente bien qu’il y ait là une entorse aux règles régissant le comportement des porte-flingues que son patron n’aurait sûrement pas appréciée.
Selon ce bruit, le « Portugais », fort marri des résultats insuffisants des trafics de la rue envisageait de délocaliser à l’étranger les principales activités des voyous qui la peuplaient. Il était beaucoup plus facile de dévaliser des touristes insouciants en visite dans les pays émergents. Le commerce de la prostitution et des substances illicites y était également plus commode. Et puis surtout, la corruption généralisée des allées des pouvoirs en place rendait plus aisé le développement harmonieux de sa respectable entreprise.
Cette information avait pris, ces jours derniers, une ampleur considérable puisque à midi trente, les habitants de l’impasse avaient été convoqués en assemblée générale dans la Maison Commune. Ainsi était dénommé le salon de coiffure de Giorgio qui servait éventuellement à coiffer les ressortissants des lieux, mais était utilisé surtout pour toutes les réunions importantes des gangs ou servait d’entrepôt pour les marchandises volées. C’est cette réunion qui inquiétait particulièrement Lucio, mais aussi le peuple de la rue.
A l’heure dite, plusieurs dizaines de silhouettes aux allures fourbes et aux regards torves s’étaient installées en rangs d’oignons dans l’antre de Giorgio. L’angoisse se lisait sur les visages. D’une chaise à l’autre on maugréait en prenant garde de ne pas parler trop fort car Charly et ses hommes avaient déjà pris place sur une petite estrade aménagée par Giorgio. Devant un rideau cramoisi, les sbires du patron s’étaient assis à une longue table faite de tréteaux que Giorgio avait recouverts d’un drap blanc. Leurs regards sournois surveillaient attentivement la salle qui bruissait de conversations anxieuses à mi-voix. Les armes cachées sous les aisselles gonflaient leurs vestes grises. A la gauche de Charly, un fauteuil était resté vide. On attendait le « portugais » !
C’est à l’heure exacte que le rideau se souleva, qu’un homme apparut et prit la place qui lui était réservée. Et c’est à ce moment précis qu’on comprit que le «portugais » était « l’anglais ». Et vice-versa.
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