Quelques longueurs d’avance
Paul l’avait déjà vue une semaine avant son départ pour New-York.
Un soir, en époux consciencieux, il avait convié sa femme à un diner dans un restaurant de sa connaissance, à l’ambiance vaguement orientale.
Il l’avait remarquée dans le dos de Maryse. Elle était seule à une table ronde et semblait ne rien observer d’autre que le menu qui lui était servi. Il avait aimé sa lippe boudeuse, ses grands yeux noirs et cette mèche brune qui s’arrondissait harmonieusement sur son front délicat. La conversation languissante qu’il essayait de tenir avec son épouse lui laissa le temps de la détailler. Il décida qu’elle avait de la classe. Elle réussissait à mettre en valeur sa présence sans se donner la peine de s’agiter. Paul pensa à une starlette des années cinquante dont il ne retrouva pas le nom.
Quelques jours plus tard, il eut la surprise de la croiser de nouveau dans les rayons de sa supérette. Elle portait une robe à fleurs délicieusement démodée. Il lui trouva encore de la grâce même lorsqu’elle choisissait un paquet de nouilles. Il la suivit à la caisse pour saisir à son passage son parfum musqué.
Lorsqu’il atterrit à La Guardia, il avait oublié cette étrange apparition. C’est devant le tapis roulant qui délivrait les bagages des passagers qu’il remarqua sa présence solitaire. Elle portait la même robe. En attendant patiemment l’arrivée de sa valise, elle feuilletait distraitement un magazine. La rencontre dépassait la possibilité d’une coïncidence.
Paul était, comme on dit, bel homme. A quarante ans, son allure sportive, son visage net et son regard gris à la fois apaisant et décidé plaisaient au sexe opposé. Il le savait et savait en jouer. Il aborda la jeune femme :
« Vous me suivez ? »
C’était à la fois une question et une affirmation. La silhouette interpellée prit son temps pour répondre. Elle porta ses yeux sombres sur le visage hâlé de son interlocuteur.
« Je vous précède, Paul. »
Comment savait-elle son prénom ? Paul Lemarchand était un homme d’affaires actif qui aimait les situations nettes. Il passa un instant sa main aux longs doigts d’artiste sur son menton dans un geste familier de réflexion.
« Ecoutez, j’ignore ce que vous voulez… »
« Nous avons retenu au même hôtel, prenons le même taxi, voulez-vous ? »
La jeune femme avait prononcé ces mots d’un ton tranquille et confiant en soulevant son bagage qui venait de passer à portée de ses mains. Dépassé par cette sérénité et curieux de la suite, Paul lui emboîta de nouveau le pas.
A l’hôtel, elle n’hésita pas une seconde et réclama d’autorité la clé de la chambre qu’ils allaient partager. Elle semblait avoir tout organisé ou tout anticipé. Paul, incrédule et curieux, se laissa faire. D’un air amusé, il disait parfois :
« Vous ne trouvez pas que nous allons un peu vite ? »
C’était une réflexion typiquement féminine qui laissa sa partenaire complètement indifférente tant elle était sûre d’elle et de son objectif.
La jeune femme ne parlait pas beaucoup. Juste ce qu’il fallait pour aller à l’essentiel. Paul sut qu’elle se prénommait Susan. Enfin, il eut l’impression que c’était ce prénom là qu’il était prié d’utiliser en s’adressant à elle.
Dans les évènements qui suivirent, il perdit pied rapidement, ce qui n’arrivait jamais à un homme de sa trempe, habitué à des négociations internationales de haut niveau. Il paraissait comme envouté par ces mains chaudes, ce corps doux et ferme, ce regard venu d’ailleurs. Dans la chambre, il n’eut même plus envie de s’interroger sur l’étrangeté de la situation. Fidèle jusqu’au bout des ongles dans un couple qui s’étiolait un peu, il avait aussi un énorme envie de connaître une aventure extraconjugale et extraordinaire.
Au matin, elle avait disparu. Paul crut un instant l’avoir rêvé, mais il dut constater la marque tiède qu’elle avait laissé sur l’oreiller à ses cotés.
Il avait rendez-vous dans les bureaux de la Sorrow Incorporated pour discuter d’une opération de franchising qui pourrait permettre à la société dont il était le mandataire de développer son activité outre-Atlantique avec des promesses de profits substantiels à la clé.
A dix heures, il se présenta dans les des locaux impersonnels, tels que des milliers d’entreprises en louaient dans New-York, tout de verre, d’acier et de moquettes à la couleur tellement neutre qu’elle était indéfinissable.
A dix heures dix, il fut introduit dans une salle de réunion où l’attendait un aréopage de jeunes boys à l’allure nette et stricte, sagement alignés autour de…. Susan qui accueillit son hôte d’une manière impassible et parfaitement décontractée.
Paul faillit marquer son étonnement, puis en homme expérimenté se reprit tout en essayant mentalement d’analyser la situation. Une jeune femme le suivait depuis plusieurs mois, se jetait dans son lit en profitant de la lassitude de son couple, puis l’accueillait comme si de rien n’était dans une négociation importante, mais classique. Il remuait cet enchaînement de faits étranges en écoutant d’une oreille distraire son interlocutrice présenter la réunion. Susan qui s’appelait aujourd’hui Brooke avait quitté son air placide pour un sourire commercial de circonstance et passé un tailleur de bonne coupe orné d’une broche au brillant modeste. Paul pensa qu’elle était encore plus belle dans sa posture de femme d’affaires.
La discussion fut menée de manière professionnelle et productive. Paul était d’autant plus désarçonné que les termes du contrat sur lequel l’accord se fit rapidement n’avaient rien d’exceptionnels. Alors pourquoi ?
Dans l’avion qui le ramenait à Paris, il tournait encore cette question dans tous les sens. La jeune femme mystérieuse n’avait-elle eu que des visées personnelles à connotation sensuelle ou y avait-il dans son manège un objectif plus subtil ? Un piège destiné à porter atteinte à l’entreprise de Paul ?
Compte tenu du décalage horaire, il retrouva Maryse en déshabillé rose au moment du déjeuner dans son appartement. Sa femme atteignait une quarantaine avantageuse. Certes sa silhouette s’était épaissie, ses attitudes étaient moins gracieuses, mais elle séduisait encore son entourage par la maturité de son comportement, nourrie de l’expérience des hommes et de la vie.
Quelques minuscules rides s’accrochaient au coin de ses yeux d’émeraude dont l’expression reflétait si bien les sentiments qui l’animaient. Paul sut immédiatement en l’observant qu’un évènement la bouleversait. La scène se déroula dans leur cuisine familiale.
« Que s’est-il passé, Maryse ? »
Contrairement à son habitude, elle lui tourna le dos, garda la tête baissée, faisant mine de s’activer aux préparatifs de son petit déjeuner.
« Que s’est-il passé, Maryse ? Réponds-moi ! »
Il avait répété sa question sans élever la voix mais avec empressement.
« Paul, je t’ai trompé… »
L’aveu le cloua sur place. En cet instant précis, une voix interne lui souffla ; « Match nul ! Un but partout ! ». Une autre voix plus portée à défendre sa virilité offensée lui cria : « C’est intolérable, Paul ! Réagis, mais réagis donc ! ».
Il en était là de son débat intime quand son portable fit entendre les trompettes de Jéricho.
« Maintenant tu viens me rejoindre sous la Tour Eiffel, Paul ! »
« Oui, Susan. »
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