Deux ethnologues très courtois
C’était Julia qui les avait amenés dans notre groupe. Ils poursuivaient les mêmes études en informatique. Elle avait dit :
« Vous verrez, ils sont très sympas ! »
Effectivement, ils étaient d’un abord particulièrement engageant. Ils avaient tous les deux un sourire éclatant continuellement accroché aux lèvres. On avait l’impression que c’était la position naturelle et définitive de leurs bouches lippues. Mada était le plus petit, ses yeux brillaient entre des fentes qui prenaient souvent l’allure d’accents circonflexes. Ses cheveux en épis ne connaissaient pas le peigne ou avaient définitivement abandonné l’ambition d’être domestiqués. Romy, le plus grand ouvrait de grands yeux noirs, qui paraissaient maquillés parfois. Personne n’a jamais vérifié ce point. Il avait une silhouette plus sèche que son compère. Peut-être était-il plus âgé.
Les deux avaient un teint de bronze comme on n’en rencontre chez les personnes originaires de l’Océan Indien. Mais je n’ai jamais pu être sûr de leur provenance. Lorsqu’on leur demandait leur pays d’origine, ils souriaient de plus belle et répondaient invariablement :
« Les iles, les iles, très loin, très loin… »
Nous n’avons pas pu savoir de quelles contrée il s’agissait, ni même le nom de l’océan où flottait le bout de terre qui les avait vu naître.
Dès le début de nos relations, ils prenaient des notes. D’un air acharné, Mada couvrait les pages d’un cahier d’écolier de mots incompréhensibles pour nous, tandis que Romy pianotait sans cesse sur un ordinateur de poche. J’admirais le bal de ses doigts fins, ornés de bagues aux dessins bizarres, sur des touches minuscules. Il pouvait suivre et répertorier scrupuleusement nos conversations en temps réel.
Parfois, ils relevaient ensemble la tête de leurs ouvrages, se regardaient et partaient d’un rire aigu dont eux seuls détenaient le motif. Leur hilarité était communicative et nous nous mettions à sourire avec eux sans savoir pourquoi.
Ils étaient d’une politesse exquise. Chaque fois que je les rencontrais dans la rue, ils s’inclinaient devant moi en marmonnant :
« Tu es un Seigneur ! »
C’était leur façon de saluer avec déférence celui ou celle qu’ils venaient de croiser. Pour eux marquer fortement leur attention à autrui, était une démonstration naturelle ou culturelle.
Maurice avait la mauvaise habitude dans nos conversations de bistrot de dire à tous propos :
« Pour rebondir sur ce que disait… Paul ou Pierre… »
Un jour Mada et Romy s’esclaffèrent bruyamment en entendant ce tic de langage. Alors que nous les interrogions sur cette manifestation. Mada mima avec ses doigts un petit homme sautillant en imitant le bruit d’un ressort métallique :
« Dong… dong…dong ! »
Maurice le prit très mal. Il en déduisit que « ces deux là » se fichaient royalement de sa figure. Ce qui n’était pas tout à fait inexact.
Quand nous essayions de savoir pourquoi ils notaient tout ce que nous disions, ils répondaient que nous étions très intéressants et qu’ils aimeraient se souvenir longtemps de nous.
Un jour ils me firent part plus précisément de l’objet de leur curiosité. Pour eux, nous avions la remarquable faculté de parler tous en même temps alors que dans leur civilisation d’origine, il est de coutume d’écouter respectueusement ce que son interlocuteur dit avant de lui répondre tout aussi cérémonieusement. Mada et Romy ne comprenaient comment nous pouvions réussir ce tour de magie qui nous permettait de nous comprendre sans nous entendre.
Je poussai alors notre interrogation en leur demandant ce qu’ils pensaient de nos discussions. Une fois de plus, ils s’amusèrent follement de ma question. Ce qui les surprenait encore plus que notre manque d’écoute, c’était l’étroitesse de notre vocabulaire. Nos utilisons, d’après leur étude, certaines expressions à l’identique pour exprimer des réalités différentes. Par exemple, nous réussissions à dire « c’est clair », même quand les sujets étaient compliqués. Ou alors « je m’excuse », même quand il n’y avait aucune raison d’exprimer des regrets. Dans leur idiome maternel, ils devaient employer le mot juste pour chaque situation, ce qui expliquait qu’ils parlaient beaucoup moins que nous puisqu’il était nécessaire de réfléchir avant de s’exprimer. Chez eux, celui qui utilisait une expression approximative ou creuse en refusant de mieux présenter sa pensée aux autres était sévèrement réprimander.
Lorsque je rapportai cet entretien à Maurice, il conclut une nouvelle fois que Mada et Romy se payaient tranquillement notre portrait.
Alors que nous discutions en groupe de notre avenir en parlant d’emploi ou de chômage, de mariage ou de divorce, de voyages ou de vie sédentaire, mon collègue et ami Pierre se retourna vers nos deux écrivains pour s’enquérir de leur avis.
Mada répondit que dans leur pays, on ne parlait jamais du futur. Leur présence sur Terre était, pour les siens, un hasard malencontreux de la nature qui était appelé à ne pas durer. Mada et Romy se contentaient donc de remercier une obscure divinité de leur connaissance chaque fois qu’ils se réveillaient en vie.
Maurice regardait ailleurs tandis que Pierre en levant l’index souligna la sagesse de nos deux amis qui montrait que, dans certaines civilisations certes peu évoluées –mais quand même- on savait ne pas se stresser inutilement avec des évènements qui n’étaient pas encore intervenus et dont on ne connaissait pas vraiment l’échéance.
« Carpe Diem ! », conclut-il triomphalement.
Très intrigué par le comportement de nos deux compères, je réussis enfin à me faire inviter à diner dans leur appartement.
Je constatai que leur logis était d’un confort plus que spartiate. Visiblement, Mada et Romy dormaient à même le sol. Pour m’accueillir, ils avaient néanmoins dressé une table de fête : nappe blanche, couverts argentés, candélabre illuminé. Ce fut un festin de roi comme j’en ai rarement dégusté. Le seul inconvénient ce fut que ce soir-là, je dinai seul. Mes deux hôtes n’avaient disposé qu’un seul couvert sur la nappe immaculée : celui qui m’était destiné.
Comme je les interrogeai sur ce problème, ils me répondirent en s’inclinant à la manière nipponne que, pour eux, me regarder manger avec plaisir serait la seule récompense voluptueuse et nourrissante de leur soirée. Pour ne pas froisser leur hospitalité, je m’exécutai, un peu gêné tout de même.
Le commissaire Ballandier, un vieux baroudeur des services de la défense du territoire, porta à sa bouche la canette de bière qu’il triturait entre ses doigts. Ce geste familier lui ouvrait en général l’espace d’un instant nécessaire à sa réflexion. A ses cotés, son adjoint Poutard se curait les ongles en attendant patiemment les réactions de son supérieur hiérarchique. Plus loin dans la pénombre, un homme en costume noir attendait. Sa cravate noire et son visage émacié sans âge précis annonçaient un homme d’importance, probablement dans les hautes sphères du Ministère des Affaires Etrangères.
Le commissaire reposa sa bière sur la table en soupirant bruyamment. Après s’être essuyé la bouche d’un revers de mains, il planta ses yeux gris dans le regard bleu du frêle étudiant qui lui faisait face.
« Si je comprends bien, vous êtes en train de nous raconter que vous avez fait copain-copain pendant six mois avec deux extrémistes entrainés dans les meilleurs camps du Moyen-Orient en leur donnant la possibilité de prendre en note toutes les conversations et les tics de langage d’un groupe de français moyens, ce qui permettra à leurs congénères de mieux s’infiltrer dans le pays en en connaissant les us et coutumes quotidiens et de mieux se fondre dans la masse de la population ! ».
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.