Une soirée de Monsieur le Baron
Son Excellence Juan-Pedro Gonçalvez de Almeida, ex-ambassadeur extraordinaire de sa Majesté le Roi Michel de Roumanie, sort de sa léthargie alcoolique. D’un geste machinal, il rajuste la veste de son costume beige qui fut à la mode et sa cravate de soie aux reflets argentés qui ne l’a jamais été. Sa voix rauque et pâteuse s’élève au-dessus du comptoir :
« Henri, un autre ! »
Henri Masson, ex-enfant de chœur du Père Moulin en l’église de Nœux-les-Mines, essuie ses verres en bras de chemise. Parfois, il s’arrête pour examiner la propreté de ses flûtes à champagne, en les tendant à bout de bras vers la lumière du néon. De mémoire de gentleman, on n’a jamais vu l’ombre d’une trace sur la vaisselle d’Henri.
Henri a déjà revêtu son gilet rouge et ceint son cou parcheminé de son nœud papillon carmin qui va et vient autour de sa glotte proéminente lorsqu’il parle. Ses cheveux que les habitués ont eu le temps de voir grisonner en vingt ans de service, sont lissés vers l’arrière de son crane, découvrant un front jauni par les lumières et un regard à la fois attentif, neutre et professionnel.
« Je ferais respectueusement remarqué à Monsieur le Baron, que Monsieur le Baron, a déjà bu quatre Black Russian ».
A six heures du soir, Henri Masson, le barman indestructible du Sexy Business Club prépare sa soirée en compagnie de Juan-Pedro Gonçalvez de Almeida. L’homme vient s’enivrer tous les jours à la même heure. D’abord parce qu’il peut se saouler tranquillement, ensuite parce qu’Henri est l’un des derniers êtres humains qui l’écoute, enfin parce que le barman l’appelle « Monsieur le Baron », au seul prétexte qu’il ressemble à Jean Gabin dans « Le Baron de l’Ecluse ». Son poing s’abat sur le zinc.
«Monsieur Henri, je vous le demande avec la déférence due à votre rang : veuillez me préparer un Téquila Boum-Boum ! »
Son Excellence connait parfaitement la dextérité d’Henri dans la préparation de cocktails exotiques. Ses longues séances derrière le comptoir du serveur lui ont permis d’acquérir une fine connaissance de ses possibilités techniques.
« Je suis navré, Monsieur le Baron, mais Monsieur le Baron sait bien que la maison ne sert pas de préparation trop alcoolisée avant vingt et une heures ! »
Juan-Pedro Gonçalvez de Almeida s’effondre sur le comptoir dans un long borborygme d’ivrogne martyrisé.
« Henri, tu me déçois ! Si, si, Henri, je suis déçu ! Entre hommes du monde, tout de même !…»
Comme chaque jour, son Excellence cuve son alcool affalé sur le bar du Sexy Business Club, en tentant de maintenir son abondant postérieur en équilibre précaire sur les hauts tabourets à disposition de la clientèle.
Son discours, ponctué de grognements, de soupirs et de hoquets est accueilli par l’oreille indifférente, polie et stoïque du barman. Il maugrée, rote, expire et puis balbutie. Au temps où toutes les cours d’Europe et des autres continents étaient à ses pieds, personne n’aurait osé lui refuser un Tequila Boum Boum, même à six heures du soir. Sa frustration est profonde.
Soudain, il pointe un doigt velu en direction du barman. Dans un effort pathétique il redresse sa silhouette massive, lève le menton et tente de gronder de la voix :
« Henri, sais-tu que tu parles à quelqu’un qui a été reçu par le Président Soekarno, en personne ? C’était quelqu’un le Président Soekarno ! Un peu dictateur peut-être, mais il savait recevoir le Président Soekarno ! »
Henri Masson connait son homme :
« Monsieur le Baron a bien de la chance en effet ! Mais Monsieur le Baron doit comprendre que le Tequila Boum-Boum est réservé à la clientèle nocturne ! »
Juan-Pedro Gonçalvez de Almeida n’en a pas fini avec ses souvenirs indonésiens. Il promène ses yeux bleus pâles autour de lui d’un air extasié. Son regard rencontre l’alignement stupide d’un bataillon rutilant de bouteilles chamarrées, réserve stratégique du barman en vue d’une soirée qui s’annonce animée. Un souvenir illumine soudain son visage las.
« Et Madame Soekarno, ça c’était une femme, Henri ! Quelle classe ! Elle venait quasiment me border tous les soirs ! Tu te rends compte, Henri ! »
Henri Masson n’aime pas trop être tutoyé, mais il répond qu’il se rend compte. Le barman éprouve de l‘affection pour le vieil homme qui vient égrener ses souvenirs fantasmés avant l’ouverture. Un jour peut-être, il aimera aussi que sa pauvre vie soit écoutée par une oreille compatissante à défaut d’être amicale.
« Je me dois de signaler à Monsieur le Baron que je suis en congé à partir de demain pour huit jours ! »
Son Excellence accueille la nouvelle d’une mine boudeuse. Des congés ! Un serviteur qui prend des congés !
Malgré les vapeurs qui embuent son activité cérébrale, il comprend qu’il ne pourra pas venir s’épancher sur le bar du Sexy Business Club pendant une semaine. Il sait que le remplaçant de Henri est un jeune blanc-bec qui n’a rien compris à la grandeur de sa carrière diplomatique. Juan-Pedro Gonçalvez de Almeida tente un baroud d’honneur :
« Monsieur Henri, ne me dites-pas que vous allez encore passer vos vacances chez votre maman dans les faubourgs de Nœux-les-Mines ? »
Si, Henri Masson ira comme chaque mois d’août s’installer dans la maison paternelle de briques rouges pour y aider Amélie, sa vieille maman qui tente de survivre courageusement dans une banlieue grise du nord. Le matin, il ira lui chercher son lait et son pain. L’après-midi au moment de sa sieste, il sortira un moment pour retrouver Jeannot au Bar des Sports. Jeannot l’appellera « le Parisien» et puis ils taperont le carton avec Lucien et Maurice jusqu’à quatre heures de l’après-midi. A la nuit tombée, il tiendra compagnie à sa mère jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
« Les chasses au tigre du Président Mobutu Sesseko Wakabonga ! Ça, c’était la grande vie, Henri ! Le luxe en pleine jungle africaine, Henri ! Quarante serviteurs en livrée tous les soirs ! Carpaccio de zébu aux girolles et sauce pistou, Henri ! Filets de Tilapia rôtis crème citronné ! Je vous aime bien Henri, mais ça c’était tout de même autre chose que la choucroute du Bar des Amis de Noeux-les-Mines ! »
« Le bar des Sports, Monsieur le Baron, le bar des Sports ! Si je peux me permettre !»
Son Excellence accueille la réplique d’un geste désabusé.
« Le bar des Sports, si vous voulez, Henri ! »
Le « Baron » a retrouvé le vouvoiement de rigueur. Il sent confusément que ce n’est pas le moment de contrarier Henri Masson. Mais tout de même ! Se trouver à la merci des congés d’un salarié de cet estaminet, lui qui …
Des souvenirs sportifs affluent soudainement à la surface embrumée de l’esprit vacillant de son Excellence. Juan-Pedro Gonçalvez de Almeida relate pour la nième fois les péripéties de la mémorable course de buffles qu’il gagnât, voilà bien longtemps, en prélude aux fêtes royales Bornéo. Comme Henri Masson le sait, l’animal n’était pas des plus rapides, mais grâce à la maîtrise de son cocher, il coiffât tous ses concurrents au poteau dans un rush impressionnant dont on doit encore parler dans ces iles lointaines. Henri reconnaît, comme chaque fois qu’il entend cette histoire, qu’à coté de ces exploits orientaux, le critérium cycliste de Noeux-les-Mines est une promenade de santé pour pédaleurs du dimanche.
« Il est encore là, celui-là ! »
Une voix sèche vient de transpercer les tympans de l’ancien jockey de buffles.
Monsieur André est le patron du Sexy Business Club. Avant l’ouverture, il vient examiner en détail la propreté et l’élégance de son domaine. Il a la rose rouge à la boutonnière de la veste de son smoking blanc, Monsieur André. Il porte beau comme l’on dit. Ses larges épaules et son regard d’acier dissuadent d’emblée les velléités de tous ceux qui auraient l’idée aventureuse de jeter le trouble dans son établissement. D’autant plus que la logue cicatrice qu’il porte sur la joue gauche laisse penser que l’homme est prompt à la rixe à l’arme blanche, lorsqu’il s’estime importuné.
Henri pose serviette et verres, fait le tour de son comptoir et pose affectueusement la main sur le dos arrondi de son Excellence.
« Il est temps de rentrer dans votre propriété, Monsieur le Baron. Je vais avertir Madeleine de servir le souper à huit heures, comme d’habitude.»
Juan-Pedro Gonçalvez de Almeida a compris que la sentence quotidienne vient de tomber. Il soulève péniblement sa face congestionnée. Son visage épaissi, adipeux et rougi croise stupidement le regard gris et neutre du barman. Puis, sans un mot, il se dirige d’une démarche chaloupée vers la sortie après avoir assuré sur son crâne blanchi le feutre marron qu’Henri lui tendait cérémonieusement.
Henri Masson observe un instant la silhouette du vieil homme s’engouffrer avec difficulté dans la porte à tambour. Comme tous les soirs, il décroche son téléphone pour appeler Madame Berthier, la patronne du centre d’hébergement. Cette nuit encore, son Excellence Juan-Pedro Gonçalvez de Almeida ne dormira pas dehors
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