Les visites de Tibère
Lorsque Georges entra dans le parloir, son oncle Tibère ne le reconnut pas tout de suite. Le gamin avait terriblement maigri. Il portait une espèce de pyjama beige trop grand pour lui. Sa célèbre tignasse qui lui donnait continuellement l’air frondeur et renfrogné avait disparu : la tondeuse réglementaire avait dénudé son crâne rose d’adolescent qu’il caressait instinctivement comme s’il recherchait encore sa toison touffue.
Georges resta tête basse, prostré pendant les quinze minutes d’entretien. Ses quelques mots furent prononcés à voix basse comme un murmure. Tibère chercha à le rassurer. Il s’inquiéta de sa santé, de son moral, de ses occupations. Il lui dit que certes le temps lui semblera long, mais qu’il fallait qu’il en profite pour réfléchir à ce qu’il ferait dans six mois. A sa sortie, il pourrait peut-être le prendre avec lui à la quincaillerie, mais il faudra qu’il montre un peu d’ambition pour construire sa propre vie.
Georges répondit par grognements et monosyllabes sans le visage. Le temps des remontrances était passé. Tibère évita de parler des raisons de son incarcération : des bagarres de quartiers, des vols, des trafics. Il lui affirma simplement que lui, Georges valait bien mieux que « tout ça ». En partant, il lui dit que sa mère n’osait pas venir le voir. Le gamin montra enfin yeux bleus et brillants, faillit faire un effort pour dire quelque chose puis retomba dans sa léthargie.
Le maton revint en traînant les pieds et en toussant fortement. Il lui posa la main sur l’épaule et Georges disparut de la pièce, suivi de l’uniforme gris.
Lorsque Tibère retrouva le trottoir, il frissonna en rajustant son écharpe autour du cou. Le froid soleil d’hiver s’attardait derrière la grisaille. Des silhouettes frileuses se pressaient le long des rues. Des pics de glaces et de neige restaient en suspension, accrochés aux panneaux indicateurs et aux feux rouges.
Derrière les barreaux, la vie lui avait semblé suspendue. Tibère pensa que les prisonniers ne devaient même plus avoir conscience de la succession de saisons.
Lorsqu’il arriva au foyer pour personnes âgées, il fut impressionné par les regards des pensionnaires. Les femmes et les hommes aux formes ravagées par le temps levaient les yeux à son passage, mais ils paraissaient regarder ailleurs ou alors au-delà de lui-même. Certains semblaient lui dire qu’il serait bientôt là, à leur place et que malgré son allure ferme et vive, le temps le rattraperait. Comme les autres.
Son père avait rasé sa moustache. Dans sa chambre, il ne quittait plus guère son fauteuil, ni sa robe de chambre à carreaux rouges. Après les salutations d’usage, il prit des nouvelles de la quincaillerie. Par réflexe, plus que par conviction. Tibère lui répondit comme d’habitude que tout allait bien. Il fallait lui cacher les difficultés, à lui qui avait monté cette affaire avec tant d’obstination à la Libération. Il fallait qu’il ne sache rien des échéances de fin de mois ou de la concurrence des grandes surfaces qui raréfiait la clientèle. Tibère s’enquit de la santé de son père comme à chacune de ses visites. D’une voix lasse, ce dernier lui rétorqua qu’il avait vu le médecin cette semaine et que pour son âge, ça n’allait pas si mal que ça. A son tour, il dissimula le mieux qu’il put sa perte progressive d’énergie et ne dit rien de cette envie de vivre qu’il sentait s’enfuir peu à peu.
Tibère tenta vainement de trouver un sujet de conversation qui aurait pu intéresser son père. Il constata qu’il ne s’accrochait plus à rien. Alors, il lui affirma qu’il le trouvait en forme.
Chacun ayant menti à l’autre, Tibère put s’en retourner. Pas si tranquillement qu’il l’aurait voulu. Il chercha à se convaincre qu’il ne fallait pas se laisser atteindre par les malheurs des siens, faute de quoi il sombrerait dans la dépression, ce qui n’était pas une solution.
A quatre heures de l’après-midi, la nuit s’annonçait déjà, le gris du ciel et l’épaisseur étrange du silence des rues lui laissèrent présager une nouvelle chute de neige dans la soirée. Les intempéries n’incitaient personne à sortir. La clientèle serait encore plus clairsemée au magasin dans les prochains jours. Peut-être les gens attendaient-ils les soldes pour se fournir en articles de bricolage. Tibère se fixa à cet espoir.
Au passage, il s’arrêta chez un fleuriste. En bougonnant, l’homme lui confirma que la soirée serait neigeuse et lui vendit un bouquet de tulipes mauves.
A l’hôpital, il constata que les hommes et les femmes emmitouflées sous plusieurs épaisseurs de manteaux étaient nombreux à errer dans les couloirs à la recherche des chambres dans lesquelles souffrait l’être aimé. La plupart des couples semblaient embarrassés de bouquets d’œillets pour certains, des roses rouges pour d’autres qu’ils pressaient entre leurs mains. Lorsqu’ils quittaient le chevet des malades, on avait l’impression que les visiteurs étaient inquiets de retrouver leur propre existence.
Sa cousine Louisette partageait une chambre avec une septuagénaire au visage décharné. Les yeux gris de cette femme fixaient intensément le plafond de la chambre. Sa bouche ouverte semblait peiner pour aspirer l’air nécessaire à la survie du corps maigrichon qu’on devinait sous les draps blancs. Au mur, un téléviseur déroulait des images insipides.
Tibère aimait bien Louisette. Enfants, ils avaient connu les mêmes vacances campagnardes chez pépé Jean. Lorsque Louisette lui tendit un visage épaissi, souriant courageusement malgré la maladie, Tibère revit mentalement sa silhouette de jeune fille souple, tendre et fraîche. Comme chaque fois, il affirma qu’elle avait meilleure mine et que tout irait bien pour elle. Louisette dit qu’en effet, elle pouvait désormais se lever plus fréquemment. Lorsqu’elle l’interrogea sur les affaires de la quincaillerie, il se détourna légèrement pour mentir de nouveau. Et puis, pour ne pas éveiller les soupçons, il atténua son propos en indiquant que les clients préféraient les grandes surfaces de bricolage, mais qu’il lui restait quand même les vieux fidèles.
En partant, il dit qu’il reviendrait bientôt. Il éprouva le besoin de se tourner vers la vieille femme en lançant ; »Bonsoir, Madame !». La compagne de chambre de Louisette resta coite, dans la même position.
Ce soir là, Tibère regagna son petit appartement au-dessus du magasin. Il s’attrista de n’avoir pas pu rendre visite à son vieux chat Marcus que le vétérinaire avait voulu gardé en observation après son opération. Que pouvait penser son compagnon roux à cette heure là ?
Lorsque Tibère souleva le rideau de sa cuisine pour apercevoir les premiers flocons voltiger dans la lueur d’un réverbère, il ne put s’empêcher de parler tout seul, à haute voix, comme il en avait l’habitude :
« Bonne année Tibère ! Satané 1er janvier ! »
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