« Hé bien, tu en as mis du temps ! »
Quatorze ans exactement. Quatorze ans que nous sommes voisins de pallier. Quatorze ans de menus services : je te prête mon aspirateur, tu m’arroses mes géraniums pendant mes congés. Tu me passes ton hebdomadaire de télé, et je nourris ton chat quand tu pars en vacances.
Gisèle me regarde d’un air mi-amusé, mi-fâché. Mais je sens déjà qu’elle est heureuse de ce moment.
Nous sommes assis sur son divan au tissu fleuri. Un mètre nous sépare, peut-être un mètre cinquante. Je viens de lui avouer mes sentiments pour elle.
J’ai pris cette décision après quatorze ans de voisinage. Je prends soudain conscience de la durée et de la vacuité de ma vie sentimentale. Quatorze années de conquêtes et de ruptures. Quatorze années de week-ends amoureux et de scènes vachardes. Quatorze années d’à-peu-près sentimentaux et de déclarations approximatives.
Gisèle les a toutes vues défiler sur mon palier : Juliette, Martine, Mariette, Louise, Ludivine et les autres… Elle les a entendues tambouriner contre ma porte après une rupture douloureuse. Elle les a rencontrées dès potron-minet quittant mon appartement sur la pointe des pieds pour ne pas me réveiller. Parfois, elle les a nourries lorsque je rentrais tard.
Le comble, c’est que Gisèle m’a rendu service dans ces ballets incessants. Elle a été ma complice dans des moments périlleux. Grâce à elle, j’ai pu me débarrasser de Charlotte qui avait campé sur mon paillasson. Gisèle lui a juré que j’étais parti en stage au Etats-Unis pour trois ans. Grâce à elle, Jeanne a cru que j’étais marié et que je lui avais camouflé ce « détail ».
Gisèle a observé mes divagations amoureuses d’un œil placide pendant deux septennats. Aujourd’hui je n’en peux plus, je le lui ai déclaré. Penaud, fatigué, affaibli. Je l’ai émue. Je me rends compte que ces aventures ne m’ont rien apporté. Elles m’ont probablement appauvri.
Gisèle en est convaincue. Elle m’a attendu. Le temps qu’il fallait. Comme si elle savait avec certitude que j’en viendrai là un jour ou l’autre. Pour elle, il était nécessaire que j’aille au bout de mes errements pour me rendre compte par moi-même de leur médiocrité.
Gisèle donne l’impression de maîtriser le temps. Elle fait les choses les unes après les autres. Ne rien entamer sans que l’occupation précédente n’ait été menée à terme. C’est reposant. Le souvenir de Charlotte me revient : elle réussissait à malaxer une purée au lait, tout en téléphonant, sans oublier de suivre son feuilleton préféré à la télé et d’apprendre ses leçons de droit.
Gisèle ne m’a jamais rien offert d’autre que ses patisseries. Délicieuses, ses pâtisseries. Surtout ses cookies. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils ont pesé dans ma décision de m’épancher, mais enfin…
(suite…)