Rendez-vous galant
« Je n’ai pas de temps à perdre ! »
Elle a l’impudence de celles qui séduiront qui elles veulent quand elles le voudront. Avec sa figure ronde, ses yeux bleus, sa frange brune et sa bouche bien dessinée, elle a tout ce qu’il faut pour plaire. Tous les mâles ont envie de la dévorer. Elle le sait. Une allure de gazelle comme la sienne, c’est un vrai supplice pour les hommes qui croisent son chemin.
Je l’ai regardée. Souvent. Sans doute avec envie mais sans objectif précisément libidineux. Comme tout ce que la société Lornex compte de paires d’yeux masculins.
Elle m’a littéralement convoqué dans son bar habituel. J’ai eu l’imprudence d’accepter son rendez-vous. Sans illusion, poussé par une sorte de curiosité.
Je viens de me jeter dans un combat sanglant pour l’égalité des sexes. L’homme a dominé la femme pendant des siècles à cause d’une série absolument incompréhensible d’égarements de l’Histoire. Ces affronts doivent cesser et se laver. Elle fait partie du bataillon avancé de la révolte revancharde. Armée de son seul charme, elle va me faire payer plusieurs siècles d’humiliation.
Je suis coupable de l’avoir convoitée. D’une manière muette, mais ce n’est pas une circonstance atténuante. Au contraire, c’set une attitude sournoise. Et puis de toute façon, puisqu’elle tient à portée de charme un individu isolé de l’armée ennemi, il va payer pour les autres.
Il est sept heures du soir. En plus, il pleut. A travers la véranda du bistrot, dégoulinante d’humidité, des éclats de lumières se disputent l’espace de la nuit. On dirait un soir d’exécution.
Je ne lui plais, il faut que je le sache en détails. Mon air décontracté l’agace. Pour un condamné, je n’ai pas une attitude convenable. Si je pouvais avoir peur ou souffrir, ce serait mieux.
« D’abord, tu es laid ! »
Elle me le dit en me plantant son regard dans le mien comme une banderille, appuyé d’un non-sourire glacial dont je suis invité à prendre note, au cas où j’aurais formulé le projet hardi de lui arracher un sourire complice.
Avant d’analyser mon aspect disgracieux, elle me fait savoir que je suis vieux. Avoir quarante-cinq ans est un vrai scandale. Ça sent le ranci ou alors le réchauffé, peut-être même le sapin, comme je veux. En tous cas, j’en déduis que c’est disqualifiant pour toute tentative de rapprochements intimes.
Ensuite, mes lunettes ! Mais où suis-je aller chercher une allure aussi vieillotte. Lucien, mon opticien habituel va sûrement apprécier. Au prix où il m’a vendu son matériel, je pensais avoir droit à plus d’égards. Les verres que je porte me font prendre dix ans de plus, selon elle. En ajoutant ce temps à celui que me confère mon état-civil, je me rapproche à grands pas du quatrième âge. Je lui rappelle son vieux professeur de latin, actuellement grabataire.
Et puis, ma coiffure ! Je n’ai rien trouvé de mieux que de peigner ce qui me reste de cheveux en arrière. Je suis le dernier dans ce cas. Mon artisan coiffeur doit sûrement s’entraîner sur des fossiles. Et que je ne m’imagine pas, en plus, que les touffes blanches qui se batifolent au-dessus de mes oreilles, me donnent un air paternel susceptible de rassurer des jeunes filles.
D’ailleurs, j’ai les lobes honteusement décollés. Comment est-ce possible ? Est-ce congénital ? La chirurgie esthétique peut rattraper le coup. Enfin dans certains cas. Mais d’après son œil expert, je ne rentre pas dans les situations qu’on peut espérer réparer d’un coup de bistouri.
Estelle –elle s’appelle ainsi – reprend son souffle et une gorgée de café. J’en profite pour lui demander benoîtement si elle voit autre chose à ajouter à son bilan. Elle a un certain mal à percevoir ma tentative d’ironie.
Evidemment ! Ce qui précédait n’était qu’une introduction !
Mon regard ! Parlons de mon regard. Mes yeux sont vides. D’un vide effrayant. Il n’y a rien dans mon regard ! Je le pose sur les choses de la vie avec la chaleur que je dégage en observant une boite de camembert. Et encore ! Il faudrait que je comprenne que pour attirer les femmes je dois savoir sourire des yeux.
Quant au nez ! A-t-on idée d’avoir un nez aussi impersonnel. Situé au milieu du visage, un nez doit avoir du caractère. Dans mon cas, l’appendice nasal est tellement commun qu’il en est invisible. Je ne devrais même pas avoir à me moucher pendant les intempéries hivernales.
Ma bouche et mon menton n’ont aucun intérêt. J’aurais pu faire un effort à ma naissance et avoir les lèvres charnues. Eh bien, non ! Elles sont rectilignes presque rentrées. C’est l’indice indiscutable d’un être enfermé sur lui-même qui se délecte vraisemblablement de ses propres névroses.
Un jeune homme s’approche. Blouson en jean, silhouette athlétique, et cheveux ras. Il a l’air sympathique. Elle s’accroche à son coup et l’embrasse furtivement. Tout en prenant soin de me jeter un coup d’œil arrogant et éloquent : « Tu n’auras jamais le quart de la moitié de ce que je viens de lui accorder ! »
Le jeune s’assied avec nous.
Je l’informe du tour que prend la conversation. Il s’amuse, me dit que ce n’est pas grave et que je ne suis pas le premier. C’est une pratique très courante de sa copine. Elle est atteinte au centuple du mal qui torture les femmes qui se sentent physiquement désirées par des mâles assoiffés. Faire mal. Remuer le couteau dans les plaies des mateurs. En profiter pour abaisser leur morgue d’animaux dominants.
« Ce n’est pas tout. Tu es ringard ! »
Elle a repris la direction du supplice. Comment puis-je écouter Georges Brassens, chez moi ? J’ai eu le tort de m’en vanter lors d’une conversation de cafétéria. Pourquoi pas Luis Mariano, pendant qu’on y est ? Ou alors Bourvil ? Si je veux séduire, il faudrait commencer par éduquer un peu mes goûts musicaux. Si elle a le temps, elle me passera un CD. Mais il faudra que je pense à lui rendre.
Pour ma voiture, ce sera plus compliqué. Il faudrait la payer pour qu’elle monte dans ma Twingo. La honte ! On peut ne pas avoir les moyens et s’acheter un véhicule sensuel. C’est peut-être facile à garer n’importe où une Twingo, mais on ne lui fera jamais croire qu’une femme peut descendre d’un engin pareil en conservant un minimum de dignité !
Elle commence à postillonner de rage devant la lourdeur de mon cas. Son copain continue à s’amuser.
Et puis alors, ces goûts vestimentaires ! Enfin si on peut appeler ça des goûts. Je ne comprends rien. Il faut que je me laisse aller. Briser le tabou du nœud de cravate, sortir la chemise du pantalon. Passer un foulard autour du cou, ça marque une silhouette. Mon costard en tweed est d’un prétentieux Je veux passer inaperçu, ou quoi ?
Dans le fond du bistrot, les bruits de conversation s’estompent, on va bientôt fermer. Je m’attends au coup de grâce.
« Je suis désolée ! »
C’est la phrase qui annonce la fin. Je dois comprendre qu’on est en guerre et qu’elle n’a pas à faire de sentiment avec un adversaire qui s’est bêtement laissé prendre au piège. Elle est navrée que le châtiment tombe sur moi. C’est comme ça. Çà aurait pu être un autre. Mais c’est moi. Je n’ai pas à contre-attaquer puisque je suis vaincu.
Elle baisse les yeux, puis change de voix :
« Le problème, c’est qu’avec tout ça, tu me plais terriblement ! »
Elle a l’assurance
des filles qui ont de la poitrine
Il a cette insolence
des garçons dont on devine
que le père à eu de la chance…
*
Allez vive l’amitié !
Cordialement
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