Archive pour le 14 août, 2011

Bête et méchant…

14 août, 2011

Cher ami, 

J’apprends la nouvelle de la perte de ton emploi de chef de produit chez les yaourts Fraichy. 

Quelle aubaine ! Non, mais quelle aubaine ! 

Demain, tes voisins de bureau s’entasseront sans toi dans la puanteur nauséabonde des transports en commun. Demain tu n’auras plus les yeux rivés à ton écran d’ordinateur, béatement comme le pénitent contemple l’autel en espérant une révélation sublime et illusoire. Demain, tu échapperas à la réunion de service hebdomadaire au cours de laquelle Dumortier ou quel que soit le nom de ton chef de service stigmatisera méchamment la baisse de ton chiffre d’affaires. 

Bientôt tu les croiseras, tes anciens collègues, leurs visages hâves et leurs allures défaites, dont les seules conversations se limitent à  « T’as eu mon mail ? ». Alors  tu auras l’impression de revenir de l’enfer. Lorsqu’ils détourneront leurs regards pour ne pas rencontrer le tien, tu mesureras le chemin qui te sépare de l’insondable médiocrité de leurs existences. 

Sur nos bancs d’étudiants nous rêvions de connaître la vie. Les coutumes ancestrales des aborigènes d’Australie, les racines du haka des hommes de Polynésie, les contes des milles et une nuits sur les routes de Samarkand ! Hé bien, tu commenceras par arpenter les couloirs de Pôle Emploi et par connaître les files d’attentes aux guichets de la CAF. Sans dépasser la limite de confidentialité ! Bientôt peut-être la chaude ambiance des restos du cœur ! Bas les masques ! Finie la comédie ! Là, enfin, tu toucheras du doigt l’épaisseur de la nature humaine dans ce qu’elle a de plus authentique ! 

J’apprends également le départ de ta femme Marie-Josette ! 

Quelle belle opportunité ! 

Demain, les hommes mariés se prépareront pour le repas de Noel chez belle-maman, étreints par l’angoisse de ne plus rien avoir à lui raconter. Pendant ce temps là, tu riras ! Tu m’entends, tu mourras de rire. Demain, tu ne boucleras pas tes valises pour sa station de ski préférée. Tu ne risqueras pas mille fois l’entorse ou la fracture, toi qui n’as jamais pu tenir sur une piste enneigée. Demain des couples usés prendront place dans des restaurants démodés de stations surfaites et surpeuplées, pour contempler silencieusement un menu squelettique, en rêvant amèrement aux premières soirées d’un amour lointain. 

Dans la rue, tu pourras te laisser aller à un comportement abominablement sexiste. Ton regard gourmand glissera sans crainte de réprobation sur des silhouettes fraiches et fermes. Tu pourras ne plus faire semblant de ne pas voir des jambes fuselées ou la naissance d’un décolleté aventureux. Tu t’esclafferas devant l’hypocrite démarche des hommes marchant enchainés, tenus de regarder la pointe de leurs souliers afin d’échapper à la vindicte ménagère. 

Quant aux 5000 euros que je t’aurais –parait-il- emprunté, tu pourras t’enorgueillir de ne pas insister outre mesure pour recouvrer une créance supposée dont le montant te semblera si dérisoire au regard de l’immensité des dettes que tu vas accumuler. 

Ton ami.