Un train de nuit
4 août, 2011Fatigué de lutter contre les forces de l’inertie, nous roulions soudés vers la nuit, subissant l’odeur aigre des corps entremêlés. Le bruit sourd et saccadé de l’acier sur les rails étouffait les soupirs.
Marco et moi-même avions respecté à la lettre le règlement. Deux paires de menottes liaient le prisonnier à nos poignets. Le poignet gauche pour Marco. Le droit pour moi.
L’homme ne parlait presque pas. D’ailleurs ceux que nous emmenions au camp, n’étaient guère loquaces. Généralement, ils s’étaient défendus comme des damnés devant le Tribunal du Peuple, puis vaincus par l’inéluctable, leur discours s’éteignait peu à peu. Au moment où nous les récupérions pour les conduire à la gare, ils avaient accepté enfin leur sort. Muets et prostrés.
En dépit de ses airs de gamin, il devait avoir mon âge. Vingt cinq ans, trente peut-être. De toute façon, ces gens-là n’avaient plus d’état-civil à partit du moment où nous les prenions en charge. Ses cheveux blonds et son visage have, fatigué par la détention, dévoré d’une barbe salie, lui donnaient l’air d’un poète maudit. J’imaginais que c’était suffisant pour le rendre suspect aux yeux des passants que nous croisions sur les quais et peut-être des autorités qui l’avaient jugé. D’autant plus qu’une espèce de lueur indocile dans son regard laissait penser qu’il n’avait en rien renoncé à sa rébellion. Contrairement aux autres.
Il ne nous avait presque pas adressé la parole sauf pour demander une cigarette à Marco. Ce n’était pas interdit par le règlement. Marco s’était exécuté.
Marco était un ancien des Forces du Peuple. Il portait l’uniforme vert olive depuis vingt ans. Il me conseillait souvent de ne pas faire de vagues, de dire « amen » à tout ce que me disait mon Commissaire Général et tout irait bien. Quant aux hommes que nous devions « accompagner » vers le Grand Nord, il valait mieux ne pas penser à leur sort. Ils n’avaient qu’à respecter l’ordre établi par les autorités gouvernementales et le Parti. Si les juges populaires les avaient condamnés, c’était sûrement parce qu’ils avaient commis un méfait quelconque : écrire un pamphlet, tenir une réunion secrète, organiser une manifestation ou un syndicat, enfin tout entreprise qui n’était pas contrôlable par les représentants de la Nation.