Tournée d’adieu

Demain, une petite cérémonie est prévue à la mairie. Jean n’aime pas beaucoup les honneurs, mais le chef a dit que le maire y tenait. On lui remettra une médaille, on ne sait pas encore laquelle, mais on trouvera bien quelque chose qui fasse l’affaire. Trente-cinq ans passés à nettoyer les rues, ça mérite quand même le respect. 

Cet après-midi, encore une fois, il passe au peigne fin le jardin municipal, armé de son balai et de son râteau qu’il rangera ce soir. Définitivement. 

Jusqu’à la dernière minute, il faudra être précis et consciencieux. Jean ne tolérera aucun papier gras à terre. Il ne ressent pas d’amertume, Jean. C’est un luxe, l’amertume. Mais il se souviendra, jusqu’à son dernier souffle de tous ces petits moments qui ont animé sa vie sur le trottoir de la ville où il est né. 

Jean a toujours conservé cette silhouette de jeune homme, connue de tous les habitués du quartier. Demain, ils ne verront plus ses longs bras agrippés aux manches de ses outils et ni sa façon d’allonger constamment le cou comme un oiseau de proie qui scruterait avec attention tous les recoins de la voie publique pour y détecter le moindre accroc à la salubrité. 

Jean s’accorde un moment de détente alors que le soleil décline lentement en rougeoyant le clocher de l’église. Sa célèbre touffe de cheveux blancs indisciplinés et son regard malin perdu dans les rides de l’âge font le tour des bancs. Quand il a commencé, les mères de familles étaient là, tricots à la main, bavardes comme des pies en attendant que les enfants aient fini de jouer à leurs pieds et que les maris rentrent de l’usine. Jean les connaissait toutes par leurs prénoms. On prenait le temps de parler, de s’inquiéter de la santé des familles, du travail des époux, des prochaines maternités.

Parfois, Jean revoit l’un des enfants d’autrefois, traversant le parc d’un pas pressé, d’un air affairé et sérieux. Aujourd’hui, les mamans ont disparu, remplacées par des jeunes filles au pair dont les visages changent souvent. Elles révisent fiévreusement leurs cours ouverts sur leurs genoux en jetant un coup d’œil distrait aux bambins qui gambadent devant elles. On ne se connait plus, on ne parle plus. 

Vers seize heures trente, les gamins déboulaient de leur classe en piétinant  joyeusement les tas de feuilles que Jean s’acharnait à ramasser à partir de septembre. Maintenant, ce n’est plus pareil, les enfants sont pris dans la voiture des parents dès le portail de l’école. Et puis le ramassage des feuilles s’est modernisé. Jean est doté d’un aspirateur électrique, on ne fait plus de tas que le vent d’automne pouvait éparpiller lorsqu’il soufflait fort. 

Autrefois, quand Jean traversait l’avenue, suivi de son inusable balai, il s’arrêtait un instant au Bar des Sports. A la terrasse, les retraités s’encanaillaient autour d’un verre de pastis en commentant les derniers résultats de l’équipe locale. Le Bar des Sports a été remplacé par une boutique de lunetterie, voilà déjà cinq ans. Plus personne ne risque un test d’alcoolémie en sortant. Un beau visage féminin sculpté par des lunettes dorées orne la devanture. Jean ne reverra plus la silhouette de Marcel, le patron du Bar, lorsqu’il surveillait la rue, la moustache en bataille, ses poings rudes  sur les hanches, et son éternel torchon sur l’épaule. 

Les jours de marché, Jean et ses compagnons étaient debout très tôt. Ils aidaient les forains à monter leurs tréteaux dès potron-minet. Puis on se réfugiait vite au Bar des Sports pour un café matinal avant que les premières ménagères arrivent. On se hélait, on s’entraidait, on prenait le temps de faire des affaires. Vers midi, Jean entrait en action. A leur tour, les commerçants mettaient la main à la pâte pour laisser la place nette derrière eux. Et de nouveau, on se retrouvait derrière le zinc du père Marcel pour un déjeuner entre hommes. C’était la vie ! Jusqu’à ce que l’hypermarché s’installe dans les faubourgs. Le mardi, le boucher Paulo installe encore son camion réfrigéré devant l’église, mais ce n’est plus comme avant. Seuls les plus anciens viennent encore y dépenser leurs misérables retraites. Jean a entendu dire que Paulo arrêtera bientôt, lui aussi. 

Parfois, Jean rencontrait le père Damien sur le trottoir. Jean n’a jamais cru qu’il puisse exister autre chose que la mort après la mort. Le curé le savait, il n’a pas essayé de le convertir. Mais l’homme d’église savait aussi s’arrêter et trouver quelques mots agréables pour remercier Jean de la peine qu’il se donnait pour nettoyer le parvis de l’église ou encore pour exalter la noblesse de son travail manuel. Les mots du père Damien étaient toujours réconfortants. Jean ignorait comment le prêtre s’y prenait, mais il se sentait toujours mieux après avoir conversé avec lui. Aujourd’hui, il aurait aimé remercier le père Damien qui l’a si bien aidé à vivre. 

Depuis que le père Damien est parti, Jean ne sait plus si l’église bénéficie encore d’un officiant. Certains disent qu’un jeune prêtre s’occupe de plusieurs paroisses à la fois et qu’il circule en Mégane. Le père Damien savait se contenter de la Deux-Chevaux cahotante traditionnellement dévolue aux petits curés de province. Jean n’a plus de conversation avec les représentants de la religion. Il aimait pourtant ces moments qui lui laissaient entrevoir la possibilité d’un monde meilleur, même s’il n’y croyait pas. 

Au carrefour, deux jeunes policiers sont là, en blouson bleu sombre, les mains dans le dos. La visière de la casquette est bien calée sur leurs fronts de sorte que l’on ne sait jamais ce qu’ils regardent. On se demande s’ils rêvent ou s’ils surveillent quelque chose. En tous cas, ils ont l’air de ne rien faire. Mais Jean sait qu’ils n’ont pas forcément la belle vie. Ils sont peu nombreux pour s’occuper de tous ces vols à  la tire et de ces jeunes qui abiment leur santé dans l’alcool et les stupéfiants. Jean ne peut s’empêcher de repenser à la silhouette bedonnante de Marco, l’ancien policier municipal qui savait aider les anciens à traverser la chaussée ou gourmander les cyclistes imprudents. 

Et puis, il y avait Benoit le facteur. Autrefois, Jean et Benoit se saluaient deux fois par jour. La tournée de l’après-midi existait encore. Benoit connaissait la vie de chacun. Parfois, lorsque la maitresse de maison était malade ou trop occupée par sa marmaille, Benoit se chargeait de quelques courses du matin pour l’après-midi. C’était interdit, chacun le savait. Mais c’était bien ainsi. D’autant plus que les habitants avaient leur courrier en temps voulu. Aujourd’hui les préposés ne circulent plus qu’une fois en vingt-quatre heures et ne s’arrêtent plus pour lever le verre à l’anniversaire du petit dernier. En passant devant la Poste, Jean observe un grand concours de citoyens qui se pressent aux machines automatiques. Quelques postiers s’agitent au milieu de la foule. Jean se retourne sur leurs tenues bleues aux liserés jaunes. Ils courent dans tous les sens. Jean a entendu parler de leurs objectifs quantitatifs. 

Plus loin, le Crédit Coopératif affiche glorieusement son taux de prêt à 3.5 %. Jean se souvient encore de Monsieur Ménard le banquier qui lui prêta cinq mille francs pour acheter sa Dauphine d’occasion. Monsieur Ménard avait une manière bien adaptée pour parler aux gens peu fortunés. Il les mettait gentiment en garde contre les excès de la consommation. Parfois, il fermait les yeux sur des découverts impromptus. Lorsqu’on entrait dans son bureau, c’était toujours avec le sourire, jamais la peur au ventre. 

Jean sait qu’il restera nostalgique de ce temps, mais il sait aussi qu’il ne faut pas trop cultiver le passé et qu’il lui faudra aller de l’avant. Peut-être pourra-t-il encore aider ces petites gens en donnant un coup de main aux associations du quartier. 

Pour la dernière fois, Jean pousse la porte du local où il remisera son matériel. La pièce est plongée dans la pénombre, c’est curieux, ce n’est jamais le cas. 

Au moment où Jean pousse l’interrupteur, une clameur jaillit. Jean se retourne comme happé par des applaudissements et des cris de joie. Ils sont tous là : Marcel, le père Damien, Marco, Benoît et même Monsieur Ménard. 

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