Une journée de révolte
Le 14 juillet 1789, il se produisit un évènement extraordinaire.
Jean-Jacques Dumesnil portait un prénom de philosophe. Mais, il était loin d’en être un. Dans ma commune, c’était un être redouté. Ce grand homme à la force herculéenne se présentait comme un véritable diable noir. Son visage orné d’une barbe hirsute restait marqué par les traces de la petite vérole. Son regard terrible et ses hurlements sauvages terrorisaient la population. Souvent, les anciens du village évoquaient le diable en se signant sur son passage.
Ceux qui souffraient le plus étaient les journaliers qui travaillaient sur le domaine du marquis de Lauras dont Dumesnil était le régisseur. Ces hommes ne connaissaient pas de répit sous la férule de ce géant qui savait –au sens propre et figuré- être à la fois au four et au moulin.
Mais la propriété était parfaitement gérée. Les rendements céréaliers atteignaient des sommets. Dumesnil avait appris à compter et rendait des états impeccablement tenus à son seigneur. Les taxes étaient payées à la date voulue aux représentants des fermiers généraux Aucun méfait ne pouvait être reproché à Jean-Jacques Dumesnil malgré sa faculté à angoisser tous ceux qui l’approchaient par son comportement outrancier.
Pendant le marché aux grains du mardi, on le voyait harceler les acheteurs qui, devant la pénurie de ce bien de première nécessité, ne se faisaient pas prier pour se précipiter auprès de ses hommes. Ceux-ci s’activaient fébrilement sous les ordres que le géant hurlait, debout sur ses sacs, les mains sur les hanches. Parfois quand il venait de réussir une belle vente, ce qui n’était pas rare, on entendait Dumesnil s’esclaffer avec une voix qui portait si fort :
- Emballez ! C’est pesé !
C’était la phrase habituelle dans la bouche du régisseur que tous les marchands entendaient de loin et qui signifiait que Dumesnil venait encore de leur rafler une bonne recette.
Les affaires marchaient au mieux. En plus de sa force physique, Dumesnil était un marchand roué. Il avait admirablement compris les mécanismes du marché et faisait monter les prix en négociant durement. Il poussait ses acheteurs jusqu’à leur dernière limite et acceptait la vente juste avant le moment précis où il sentait que son interlocuteur allait se retirer.
A la fin de 1788, alors que les chaleurs insupportables de l’été avaient mis à mal les récoltes et que les moissons avaient été si laborieuses, le prix du blé s’envolait tant les céréales se raréfiaient de partout. De partout, sauf chez Dumesnil qui avait réussi à s’approvisionner en faisant venir du blé de très loin. A cette période, l’exploitation du marquis de Lauras fit des profits de plus en plus importants.
Dumesnil avait une femme. Personne au village ne la connaissait. Seuls quelques privilégiés auraient pu l’apercevoir de loin, alors qu’elle étendait les effets du ménage derrière la maison du régisseur. On se disait que cette pauvre femme devait endurer mille maux de vivre avec une brute pareille.
Au début de l’été 1789, la pénurie alimentaire s’aggravait. Les prix devenaient déraisonnables. Les impôts étaient désormais lourds à payer. Les hommes de main des fermiers généraux s’acharnaient avec une intransigeance de plus en plus grande sur les foyers les plus malheureux.
Des observateurs avisés auraient pu se douter que la populace s’exaspérait et que le mécontentement pouvait se transformer en violence à la moindre étincelle.
Dans ma commune, celle-ci jaillit le 14 juillet. Jeannette, la fille d’un métayer venait de se marier quelques jours auparavant avec Pierre, un jeune fermier qui s’établissait à grand peine après le décès de son père.
Jeannette était une fille très aimée, toujours prompte à aider les plus misérables qu’elle, même si le jeune ménage connaissait de graves difficultés à vivre de son travail de la terre.
Le malheur voulu que ce jour fameux, Jeannette fut surprise par un homme de Dumesnil, la main plongée dans un des sacs de grains au moment où le marché battait son plein. La pauvre fille fut immédiatement entourée par les sbires de Dumesnil, malmenée, ligotée, et sévèrement frappée par ces hommes lâches, excités par le régisseur qui bavait de fureur devant ce pauvre larcin.
Si l’année n’avait pas été si dure pour les petites gens, si les impôts n’avaient pas encore augmenté, si le temps avait permis de meilleures récoltes et surtout si cette malencontreuse aventure n’était pas survenue à Jeannette peut-être aurait-elle pu passer inaperçue. La pauvre voleuse aurait été trainée au mieux devant le tribunal ou au pis laissée pour morte sur place.
Mais ce jour là, l’exaspération était telle que le peuple se révolta. Les hommes avaient l’habitude de la pauvreté et ne s’émouvaient pas facilement, Dumesnil comptait sur leur docilité pour imposer sa loi en toutes circonstances. Ce furent donc, à la surprise générale, les femmes du village qui se groupèrent dans un même élan pour voler au secours de la malheureuse Jeannette.
La mêlée fut rageuse. Les coups de fourches ou de gourdins s’abattirent sur les hommes de Dumesnil, rendu muet par ce déchainement de fureur. Les cris stridents des femmes, soutenues par leur hargne désespérée et la haine de l’injustice faite à Jeannette, s’amplifièrent d’un seul coup lorsqu’apparut la silhouette de l’épouse de Dumesnil en première ligne.
Celle-ci, plus forte qu’on ne le croyait, fit tomber de son perchoir son époux qui tentait encore de diriger le combat des siens, juché sur les sacs de sa récolte.
Le géant fut jeté à terre, piétiné, bourré de coups de bâtons et de sabots dans les côtes par une horde de femmes, animée par sa propre épouse qui était la première à s’acharner sur le corps gémissant du régisseur.
A la fin, alors que l’homme sanguinolent demandait grâce, sa femme étendit les bras en croix et fit cesser le châtiment. Elle se tourna dignement vers les femmes du village qui reprenaient leur souffle et déclara en mimant son mari avec dérision :
- Emballez ! C’est pesé !
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