Un an après

« Vraiment mémorable, cet anniversaire… ». Ce matin là, Marcus, le porte-clefs des cachots insalubres réservés aux gueux, n’a pas pu s’empêcher d’ironiser en lui apportant son écuelle quotidienne. Marcus sait qu’Emilien est enfermé depuis un an tout juste. 

Le prisonnier n’a plus figure humaine. Ses membres décharnés se tordent de douleurs sur sa paillasse. Seul son regard reste mobile et luit dans la pénombre au milieu d’un visage dévoré de pilosités. Ce faciès impressionne le geôlier. Marcus évite de croiser les yeux de l’homme dont il a la charge. Parfois, malgré son esprit simple et fruste, Marcus est inquiet. Si le prisonnier vient à mourir, Monsieur le Gouverneur n’appréciera pas. Ce n’est pas qu’il tienne particulièrement à sauver la peau de ce voleur, mais sa place est enviée. Peu de travail, une bonne rétribution. Et toute la journée disponible pour boire et jouer. 

Un an déjà. Mais Emilien n’est plus en mesure de mesurer le temps. La fièvre le saisit fréquemment. Pendant l’hiver, il a failli trépasser. Il a gémi plusieurs semaines sur sa paillasse. Une religieuse alertée par Marcus est venue et s’est penchée sur Emilien. Lui, dans son délire, il a eu soudain l’impression de revoir les doux traits de sa mère lorsqu’elle se courbait au-dessus de son lit d’enfant. Le médecin de Monsieur le Gouverneur a bien voulu venir aussi dans ce cachot humide. D’un air dégouté, avec le bout des doigts, il a palpé ce qui restait du corps famélique d’Emilien. Puis, il a recommandé à Marcus une décoction de sa composition et s’en est allé au plus vite. 

Au printemps, contre toute attente, Emilien a repris un peu de forces. Dans ses moments de lucidité, il est le premier à la regretter. Pourquoi donc le Tribunal ne l’a pas condamné à la pendaison ? Il aurait moins souffert ! C’est une véritable erreur judiciaire. Les juges l’ont sûrement oublié dans ce trou à rats avec l’ignoble Marcus pour seul compagnon !

Voilà déjà deux ans, Emilien a été poussé hors de chez lui par la misère qui ravageaient les campagnes du royaume. Comme tant de jeunes paysans de son âge, il est venu à Paris pour survivre. Très vite, il comprit que la pauvreté des petites gens de la ville égalait l’indigence et le dénuement des foyers de la campagne. Très rapidement, Emilien qui ne manquait pas, à ce moment là, de vigueur et d’intelligence, s’est adapté pour survivre. Vols, rapines, embrouilles illégales. Emilien couchait n’importe où, dans les galetas ou les greniers où s’amassaient le soir venu tant d’êtres misérables errant aux abords des faubourgs. Le plus souvent, il se nourrissait des restes des domestiques des bonnes maisons. 

La police peinait à suivre et à contrôler cette population de mendiants qui affluaient vers la capitale. Emilien joua longtemps au chat et à la souris avec les hommes du lieutenant général. Puis un soir, trompé par un indicateur à la solde du commissaire de quartier, il tomba entre leurs mains. Le jugement fut prononcé sur le champ. 

Emilien revoit encore le visage répugnant du commissaire lorsqu’il comparut devant lui. Le policier bavait littéralement de joie. Son visage déformé par la petite vérole exultait de plaisir. Enfermé à  vie ! Il n’avait que cette expression à la bouche. 

Un an déjà. Ce matin, Emilien aperçut un coin de ciel bleu à travers les barreaux du soupirail. C’est là, grâce à cette ouverture de quelques pouces qu’il peut encore observer quelque chose qui ressemble à la vie. 

Depuis qu’il a repris un peu de santé, Marcus ne se préoccupe plus beaucoup de lui. Si ce n’est pour le torturer un peu plus, comme aujourd’hui, quand il a fêté avec dérision le premier anniversaire de son internement. 

A la position de la clarté que projette le soleil à travers la seule ouverture de son cachot, Emilien a pris l’habitude d’estimer approximativement l’avancement du jour. 

Le prisonnier tente de maîtriser son angoisse coûte que coûte. Il faut s’occuper l’esprit. Ne pas se laisser impressionner par les remarques malveillantes de son geôlier. Ne pas s’attarder sur les images des temps heureux, lorsqu’il travaillait à la ferme avec son père. Les mariages, les fêtes villageoises lorsqu’on tuait le cochon. Oublier tout ça. Ne pas pleurer le passé. 

Alors que la lumière tourne lentement dans sa cage, Emilien a l’impression d’entendre une rumeur. Est-ce un nouvel égarement de son esprit malade ? Il perçoit des murmures, une espèce de sourd marmonnement. Comme dans sa vallée natale les jours de marché, quand les fermiers s’installaient sur la place de l’église. Au début, il y avait un léger remue-ménage. Le meuglement des bovins, les cageots de fruits qu’on empilait sans ménagement, quelques interpellations. Puis le vacarme s’amplifiait : les volailles s’éveillaient dans leurs paniers d’osier, le hennissement des chevaux énervés s’élevaient au-dessus de la campagne, les commères et leurs babillages arrivaient devant les étals. La rumeur se transformait en chahut. Emilien se souvient de ses galopades de gamin parmi la foule. Il fallait crier pour se faire entendre de ses copains du village. 

Il se dresse. Ce n’est pas un cauchemar. Le grondement de la foule se glisse jusque dans son caveau. Des cris indistincts, des vociférations confuses. Des braillements peut-être. La vague sonore enfle jusqu’à sa paillasse. Emilien s’est levé, il chancelle, il est abasourdi par cet évènement mais son équilibre est aussi fragilisé par sa faiblesse physique. 

Un premier fracas énorme déchire l’atmosphère. Le son du canon. Puis une fusillade. C’est tout proche. Dans la cour. Emilien tente de se hisser à hauteur du soupirail. Trop faible, il retombe sur la paille humide. Il se précipite à la porte, tente d’appeler Marcus pendant que les hurlements  de la foule se mêlent à l’éclatement des armes. 

Emilien est seul. Plus que jamais seul. Le voilà qui va et vient dans son taudis. D’un mur à l’autre. Que se passe-t-il à l’extérieur ? Mais que se passe-t-il ? Cela ne s’arrêtera donc jamais ? Il se prend la tête entre les mains en se bouchant les oreilles. 

Cette fois, le chahut semble provenir du couloir qui mène à sa cellule. Une foule l’a envahi. Le bruit des clés dans la serrure. Emilien l’a entendu tant de fois lorsque Marcus lui porte sa pauvre pitance. Dans la pénombre, une vingtaine de silhouettes sauvages, dépenaillées, vociférantes déboulent dans son cachot. Des hommes, des femmes. Des poings levés. D’autres agrippés à des fourches ou des fusils. Emilien est saisi d’effroi, il se recule au plus profond de sa prison. La pendaison, mais pourquoi le Tribunal ne l’a-t-il pas pendu tout de suite au leu de le laisser massacrer par cette foule ? 

-          Citoyen, tu es libre ! 

Un homme au regard enfiévré vient de s’avancer vers lui. Ces êtres informes, peut-être humains, l’entourent, l’embrassent, l’enlacent. Il entend des mots sans suite : tyrannie, liberté, oppression, peuple… Emilien se sent porté par une vague incontrôlable. 

Bousculé, happé, soulevée par cette marée humaine, il n’entend plus rien, il ne maitrise plus rien. Peut-être sa dernière heure est-elle arrivée. Peut-être est-ce vraiment la liberté. 

Dans le couloir qui mène aux cachots, son regard tombe entre deux manifestants hurlants sur une forme humaine affalée contre un mur. Marcus a fini sa carrière de porte-clefs par ce bel après-midi d’été. Monsieur le Gouverneur de la Bastille ne va pas surement pas être content. 

Un poste vacant et en plus un prisonnier qui s’enfuit un an après son incarcération. Quel anniversaire mémorable ! 

 

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