La loi de la jungle

Le roi Lion, Maurice Ier, régnait sans partage sur la forêt des animaux ce qui lui semblait parfaitement naturel puisque les fauves étaient, par nature, les seigneurs de ces lieux. 

Ses plus fidèles courtisans savaient lui donner l’impression qu’il était un grand souverain. Le Tigre, son Principal Ministre louait l’habileté manœuvrière de son suzerain à tout propos. Lorsque les Hyènes furent lourdement taxées  sur le produit de leur chasse au motif qu’elles faisaient trop de bruit en ricanant, Principal Ministre, sut soudoyer une cohorte de mammifères cupides qui vinrent manifester devant Sa Majesté leur reconnaissance pour avoir mis fin à ces nuisances sonores. 

Mais l’influence de « Principal Ministre » sur le roi était très jalousée. Goupil, le Renard, qui était aussi le chef du Parti Majoritaire Entièrement Dévoué à Sa Majesté ne l’entendait pas de cette oreille. Il se rendait régulièrement dans l’antre de son suzerain pour lui apporter des présents ou des victuailles qu’il avait chapardés dans les fermes environnantes. Goupil lorgnait sur la place de « Principal Ministre » avec insistance tout en s’offusquant avec indignation chaque fois qu’on lui prêtait cette intention maligne. On murmura même qu’à une certaine époque, Maître Goupil volait des fromages chez le Corbeau pour satisfaire l’appétit du Roi qu’il savait friand de camembert de Normandie. 

Le Roi Lion savait diviser pour régner. Ainsi, il avait fait nommer des chefs dans chaque catégorie d’animaux. Albert, par exemple, était le responsable des crocodiles. Cette distinction ne servait à rien puisque la loi de la jungle privait Albert de tout pouvoir sur ses congénères. Néanmoins, Albert était particulièrement fier de cette distinction, tandis que les autres crocodiles n’aspiraient qu’à parvenir à ce stade ultime de leur hiérarchie.  Le Roi et ses conseillers avaient instauré l’autorité de l’un sur les autres en sachant très bien que, très occupés à se jalouser le long de la rivière, ces monstres sauriens complètement idiots ne fomenteraient aucun projet de révolte contre le pouvoir royal.

Les abords du fleuve étant pacifiés, il convenait également de s’assurer de la maîtrise des airs. Le Roi eut l’idée de nommer le Condor Passa, chef de son escadrille personnelle. Le vieux volatile, connu pour un strabisme divergent aggravé par l’âge, était investi de toute l’autorité nécessaire pour conduire les autres volatiles vers les cibles désignées par Sa Majesté. Les problèmes de vision du chef d’escadrille, augmentés de l’autoritarisme tatillon du vieux rapace garantissaient la cour royale contre toute attaque imprévue du siège du Pouvoir. 

L’activité des autres membres de la forêt était sévèrement réglementée. Les Singes avaient l’obligation de circuler à droite dans les arbres. Les Loups étaient priés de hurler à heure fixe sous peine de subir le même traitement fiscal que les Hyènes. Tandis que les Ours, bien surveillés par les Eléphants, ne devaient pas vendre leurs peaux avant d’avoir été tués par les chasseurs. 

Toute source de revenus dans la forêt était pourchassée par les animaux de main de « Principal Ministre ». Une taxe sévère de cinquante pour cent était prélevée au seul profit de la Cour en raison des frais importants que les hauts seigneurs devaient supporter pour aider le Roi dans cette lourde charge que constituait une administration convenable du royaume. 

L’incompétence récompensée, la prétention encouragée, la veulerie gratifiée et la cupidité avantagée constituaient un système de gouvernance particulièrement efficace. Il maintenait un ordre sans faille dont Sa Majesté entendait faire un exemple qui dépasserait largement les limites de son royaume et laisserait sa marque dans l’Histoire. 

Le Roi Lion se plaisait à recevoir régulièrement des seigneurs d’autres jungles de façon à pouvoir échanger tranquillement de bonnes pratiques entre despotes. Il apprit que le Roi Sébastien, un félin de la race des Lions du désert n’hésitait pas à dévorer tous crûs ses opposants, voire même ses partisans lorsque leurs flagorneries incessantes venaient à le fatiguer. Ce détail divertit beaucoup le roi Maurice Ier. 

Mais le Roi Maurice savait donner des apparences convenables à son régime. Et puis, de toute façon, il n’envisageait pas de manger ce vieux débris de Condor Passa à son déjeuner. Pour réduire à néant toute rébellion avant même que le moindre projet de révolte contre sa dictature ne germe dans l’esprit de ses concitoyens, il inventa un concept nouveau : la réunion de travail. 

Les panthères furent invitées à se concerter pour proposer au souverain un partage de leur butin. Pour preuve de sa bonne volonté, le Roi indiqua dans la mission qu’il donna au groupe qu’il abaissait à quatre vingt pour cent la part qu’il prélèverait sur chaque produit de la chasse hebdomadaire. Mais pour le reste, il était selon lui nécessaire que les panthères s’accordent entre elles. Il voyait dans cette pratique le moyen de montrer qu’il savait laisser à son peuple la liberté de son propre sort et que son régime n’avait donc rien à voir avec les épouvantables dictatures voisines. 

C’est à cette époque que Jeannot, le cousin du lapin qui, par une malencontreuse facétie de leurs mères respectives, s’appelait également Jeannot, arriva dans la forêt pour rendre visite à son parent qu’il avait perdu de vue depuis si longtemps. 

Le nouveau venu fut prompt à se rendre compte de la situation politique dans laquelle était plongé le royaume de Maurice Ier. Le comble fut atteint lorsque l’entourage du Roi proposa aux lapins une vaste concertation à l’issue de laquelle, selon un discours de « Principal Ministre », les intéressés pourraient maîtriser eux-mêmes leur destin. Il s’agissait de savoir si les lapins préféraient être mangés en civet ou plutôt à la moutarde. Il y avait là un débat important auquel il avait semblé bon à sa Majesté d’associer les intéressés. 

Jeannot Lapin entreprit immédiatement la tournée des terriers pour convaincre ses congénères de l’incongruité de la proposition. Un vent de fronde s’éleva dans les futaies. Comme la forêt regorgeait d’espions en tous genres, le Roi fut très tôt informé de cette difficulté. Il y appliqua rapidement la seule méthode qu’il connaissait dès qu’un importun osait s’élever contre ses décisions. 

Avec les plus grands égards, Jeannot Lapin fut convoqué en audience auprès de sa Majesté pour se voir proposer une place de Ministre délégué auprès du Ministre chargé des chasses royales. Jeannot Lapin pourrait ainsi faire profiter la Cour de ses connaissances dans les habitudes de ses semblables. Une rente substantielle saurait reconnaître ses mérites et son dévouement à la cause commune. 

Et là, survint un incident inattendu, dont personne ne mesura sur le champ la portée historique : Jeannot Lapin ricana ! De plus, il exigea immédiatement des élections libres. 

« Des élec… quoi ? », s’exclama le Roi.qui se trouva fort surpris. 

Sa Majesté n’ayant qu’une idée approximative des institutions démocratiques s’informa. 

« Principal Ministre ! Principal Ministre ! Qu’est-ce donc que ce mot : élections ? » 

Le Tigre qui commençait à transpirer sous son épaisse peau de félin tenta d’expliquer le concept à son suzerain. A son étonnement, son discours amusa beaucoup Maurice Ier qui décida aussitôt d’organiser un scrutin dans son royaume tant il était sûr de l’emporter. 

La campagne électorale opposa Maurice Ier à Jeannot Lapin. Elle fut d’une grande équité. Les grands médias furent muselés pour ne pas, selon les courtisans du Roi, influencer maladroitement l’électorat. La plage horaire pendant laquelle les loups pouvaient s’interpeler d’un bout à l’autre du bois par leurs longs hurlements savamment modulés, fut encore restreinte. Un couvre-feu fut établi entre vingt et une heures et six heures du matin pour les hiboux et les chouettes, de sorte que ces oiseaux de proie qui ne s’exprimaient que la nuit furent réduits au silence. 

Dans le même temps, Jeannot Lapin se rendait de gîtes en tanières pour convaincre les animaux que le temps de la révolte contre ce régime pervers était venu. Il fit tant et si bien qu’un mouvement d’opinion se dessina en sa faveur. Le jour du vote, Jeannot devança facilement son concurrent. 

A l’annonce de ce résultat fâcheux, le Roi comprit enfin le sens du mot « élections » et fut contrarié. Il forma immédiatement une commission de contrôle électoral indépendante, constituée de lui-même et de son Principal Ministre qui trouva fort opportunément, en procédant à un recomptage précis des bulletins que quatre-vingt dix neuf pour cent des suffrages s’étaient portés sur Maurice Ier. Sûr de sa force, le Roi s’imposa donc sur le trône une nouvelle fois, sans douter de la soumission des couches populaires. 

Sa Majesté venait de commettre une seconde maladresse politique. Elle n’avait pas compté avec un évènement considérable qui s’abattit d’un seul coup sur la forêt : le sentiment d’injustice ! La révolte gagna d’abord les crocodiles qui versèrent des larmes sur le sort de Jeannot Lapin. Puis les rapaces qui n’en pouvaient plus de l’arrogance du Condor Passa se rangèrent du coté des rebelles. Les hyènes, très froissées par les taxes qui les frappaient, alors que les loups bénéficiaient de niches fiscales montrèrent les dents. Les loups qui n’admettaient plus de ne plus pouvoir hurler avec eux-mêmes se joignirent au ras-le-bol général. 

Une première défection dans les cercles du pouvoir se produisit. Goupil, le chef du parti majoritaire, prétextant un voyage au chevet d’une vieille tante malade, s’éloigna quelque temps de la forêt afin de mieux juger du parti qu’il convenait de prendre pour assurer sa carrière à son retour. 

Le Roi Lion et son Principal Ministre le Tigre, isolés, privés de rentrées d’impôts ne résistèrent pas longtemps à la vindicte populaire. Le jour de leur départ fut déclaré fête nationale. 

Les hyènes s’esclaffèrent bruyamment en les regardant s’éloigner. 

Les anciens suppôts du régime, le condor Passa, le crocodile Albert furent priés de se murer dans une certaine discrétion. 

Jeannot Lapin, aidé de son cousin Jeannot, organisa la Démocratie. 

 

 

 

 

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