Un et un font deux
Le problème de Gérard Dubertin commença, pour être précis, le lundi 22 mai à 9 heures 23 lorsqu’il pénétra dans la boutique de Monsieur Bouchon, le charcutier de son quartier. Planté devant l’étal du commerçant, Gérard Dubertin se trouva pétrifié non pas par la vue des boudins, des jambonneaux ou autres rosettes de Monsieur Bouchon, mais par un tout autre phénomène.
Derrière la charcutaille et un rideau de saucisson secs qui pendaient à hauteur de fronts, Monsieur Bouchon se tenait, les deux poings aux hanches en attendant patiemment la commande de Monsieur Dubertin. Nous devrions dire plutôt Messieurs Bouchon puisque ce qui provoquait la stupéfaction de Gérard Dubertin, c’était qu’il avait devant lui deux Monsieur Bouchon ! Strictement identiques. Ils portaient tous deux le même tablier blanc rougi de sang animal, ils arboraient le même teint rosâtre de tous ceux qui travaillent de leurs mains, ils lissaient la même moustache fine soigneusement entretenue et ils souriaient de la même fossette au milieu de sa joue gauche. En un mot, Monsieur Bouchon était en double exemplaire, l’un ressemblant exactement à l’autre.
Gérard Dubertin, passé le moment qui le tint coi de stupeur, émit une réflexion d’anthologie :
- Mais… mais, vous êtes deux !
Adrien Bouchon salua la remarque d’un joyeux rire et dit qu’en effet, il avait trouvé pratique de se dédoubler. Pendant qu’un Bouchon découpait tranches de jambon et côtes de porc, l’autre aidait les clients à choisir la meilleure saucisse de son commerce en tenant compte des goûts et des projets culinaires de chacun.
Après cet incident, Gérard Dubertin revînt perplexe vers son logis en s’interrogeant sur cette apparition curieuse d’un double charcutier. Sans doute, Monsieur Bouchon avait-t-il un frère jumeau dont il n’avait parlé à personne par discrétion, qu’il souhaitait désormais associer à son affaire. C’était là la seule explication raisonnable de ce qu’il avait constaté.
Au moment précis où Gérard Dubertin poussa la porte du hall de son immeuble, il se trouva confronté à une nouvelle anomalie. Il avait devant lui en blouson et caquette bleus au liseré jaune, le facteur Joseph. Son facteur Joseph. Celui qu’il croisait chaque jour. Celui qui recevait ses étrennes à l’approche du jour de l’An.
En copie double.
Gérard Dubertin posa à terre son filet rempli de commissions, s’appuya un instant sur la rambarde qui se trouvait à portée de sa main gauche, lissa son front de son poignet droit comme s’il était soudainement saisi d’un vilain malaise.
Les deux Joseph se précipitèrent en s’inquiétant de cet étourdissement. Gérard Dubertin recula comme effrayé par cette mystérieuse duplication du préposé au courrier.
- Vous… vous êtes deux Joseph !
Ce fut après avoir croisé dans la même journée deux Juliette, descendant l’escalier côte à côte en souriant que Gérard Dubertin envisagea de consulter. A ce stade, il faut rappeler que la jeune fille était l’enfant de Madame Goujon, la voisine de Monsieur Dubertin, ce qui, en d’autres circonstances n’aurait pas eu une importance digne d’être signalée. Mais ce jour là, le vertige de Gérard Dubertin s’aggrava : il venait de saluer le passage de deux mêmes silhouettes alors que chaque habitant de l’immeuble savait que l’enfant de Madame Goujon était fille unique.
Immédiatement, Monsieur Dubertin supplia le docteur Bouchardot de le recevoir d’urgence. L’affaire devenait sérieuse. Cette double vue persistante inquiétait gravement le patient, mais n’avait pas l’air d’émouvoir son médecin de famille.
Lorsque Gérard Dubertin fut introduit dans la salle d’attente, il fit face courageusement à deux femmes âgées, toutes vêtues de noir, dont les doigts agiles tricotaient le même pull-over jaune. Monsieur Dubertin qui commençait à s’accommoder de son trouble incommodant mima l’indifférence devant ce spectacle étonnant comme pour mieux conjurer son désagrément.
Lorsqu’il fut accueilli par deux docteurs Bouchardot à la calvitie identique, vêtue de la même redingote vieillotte et s‘agitant de manière parfaitement symétrique de leurs paires de grands bras osseux, Gérard Dubertin estima avoir dépassé la limite de la rationalité et se laissa ausculter, palper, malaxer par un ballet à quatre mains auxquelles il s’abandonna, persuadé qu’un sort irrésistible s’acharnait sur son pauvre entendement. Monsieur Dubertin ne luttait plus.
Les deux docteurs Bouchardot, les bouches en cœur, les barbiches en bataille, ne trouvèrent qu’une fatigue accentuée à reprocher à leur patient qui fut immédiatement dirigé vers une maison de repos par une ordonnance rédigée en termes savants par les deux membres du corps médical.
L’endroit où il fut convenu que Monsieur Dubertin devait se remettre de son trouble, se dressait dans un cadre enchanteur. Située à la lisière d’une forêt de hêtres et de chênes, au milieu d’une prairie vallonnée et verdoyante, cette vaste demeure était accessible par un chemin qui sinuait entre des bosquets de dahlias et de bougainvilliers aux couleurs chantantes.
Pendant les premières semaines, il fut pris en charge par l’infirmière Mireille, enfin par deux infirmières Mireille. Leurs longs cheveux blonds encadraient deux visages similaires, aux traits fins et délicats, agrémentés de deux paires de lunettes dont les petits verres ovales donnaient à Mireille et Mireille, un air charmant de jeunes filles appliquées à leur sacerdoce.
En deux exemplaires. C’était là le seul inconvénient de la situation de Gérard Dubertin.
A l’extérieur, la vie du pays suivait son cours pendant que Gérard Dubertin se battait à la recherche d’un environnement mental où il pourrait retrouver l’unicité de ses interlocuteurs. Bientôt les élections générales ouvrirent les portes du pouvoir à une nouvelle majorité gouvernementale.
Quelques mois plus tard, un évènement étonnant se produisit dans la chambre de Monsieur Dubertin. Pour la première fois, une seule silhouette unique se pencha sur son état de santé. Mireille allait et venait en chantonnant dans sa chambre en s’activant autour de lui. Elle était seule.
Monsieur Dubertin pensait toucher enfin le début de sa guérison quand son regard tomba sur la gazette du jour. L’information venait de tomber : le gouvernement nouveau, submergé par le déficit budgétaire, avait décidé de se séparer d’un fonctionnaire sur deux.
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