Un voisinage suspect

Le lotissement des Lauriers Roses serpentait en pente douce le long de la colline qui dominait les faubourgs de la ville. Pour tirer sur les coûts immobiliers, les maisons étaient construites toutes pareilles. Enfin presque. Un décroché ici et pas là. Un garage de plus d’un coté de la rue et pas de l’autre. En contrepartie d’un solide endettement d’une trentaine d’années, les ménages de cadres moyens qui s’étaient laissés séduire par cet endroit, avaient droit à un peu de diversité, mais pas trop. Avec leurs façades blanches et leurs volets bleus, les villas avaient un air provençal, ce qui avait sans doute permis au promoteur de trouver le nom de l’ensemble bien que je n’ai jamais remarqué de lauriers ni roses, ni d’aucune couleur, au milieu de la cinquantaine de logis dont celui que je partageais avec Mauricette, ma compagne, faisait partie. 

Madeleine et Georges Barbichet étaient nos voisins de gauche. La sympathie s’était tout de suite installée entre nous. Couple de retraités d’un certain âge, ils disaient avoir longuement économisé pour le plaisir de tondre cent mètres carrés de gazon le week-end et de faire sécher le linge de Madeleine Barbichet au grand air, presque pur. A condition que le temps s’y prête, bien entendu. 

En face de nos deux maisons, était sise celle de Monsieur Robert. Au début, nous ignorions son nom. Et nous aurions continué à ne pas le connaître si, par nuit noire, Georges Barbichet n’avait pas traversé subrepticement la rue pour aller se renseigner sur la boite aux lettres de l’individu. 

Sans cet acte de bravoure de Monsieur Barbichet, le patronyme de Monsieur Robert aurait pu rester mystérieux. Nous aurions pu aussi ne jamais connaître l’homme puisqu’il sortait rarement de chez lui. Pour apercevoir sa silhouette, il fallait que Georges Barbichet et moi-même organisions des tours de garde. Ce stratagème réussit à plusieurs reprises puisque Monsieur Robert était dans la nécessité comme tout le monde de faire ses courses à certains moments de la semaine. 

Nos interrogations sur ce citoyen solitaire se trouvaient renforcées par l’insignifiance de son allure. Ses cheveux gris tirés sur la nuque, sa bouille ronde et ses lunettes impersonnelles le faisaient ressembler à n’importe quel cadre quinquagénaire, c’est-à-dire à une bonne partie de la population masculine du lotissement. 

La personnalité insolite de M.Robert occupait une grande partie des conversations entre le couple Barbichet, Mauricette et moi-même par-dessus la haie qui séparait nos propriétés. Nos rapports devenant de plus en plus cordiaux, j’entrais peu à peu dans l’intimité chaleureuse du foyer de nos voisins. 

Georges Barbichet était un homme à l’allure joviale et bedonnante, adepte de la bouffarde néerlandaise dont il jouait fréquemment entre ses doigts velus. Ses yeux bleus rieurs inspiraient immédiatement confiance. Visiblement, le couple était le moins endetté d’entre nous bien que leurs revenus d’anciens fonctionnaires restassent modestes. Georges et Madeleine Barbichet prêchaient la vertu en toute occasion, et plus particulièrement le goût pour l’économie ménagère qu’ils avaient su pratiquer avec tant d’obstination avant de s’offrir le petit pavillon de leurs rêves. 

Madame Barbichet aussi mince et sèche que son époux était rond et spongieux, cultivait avec amour trois géraniums et deux rosiers elle nous permettait souvent d’admirer la croissance et l’embellissement. 

.Je m’aperçus vite qu’à l’âge de la retraite, Georges Barbichet avait gardé une activité intense. C’était un grand bricoleur. Très tard, nous entendions les bruits de son atelier dans lequel il avait installé de drôles de machines. Il travaillait à la reliure de livres anciens. C’était un hobby qui le passionnait, dont il me parlait souvent, sans que je comprenne toujours son emballement pour ces ouvrages rares et précieux sur lesquels il se penchait avec tant d’application. 

Il recevait fréquemment des visiteurs qui s’intéressaient de près à son artisanat. Madeleine Barbichet était elle, plutôt une femme d’affaires, l’agent de son mari en quelque sorte. Elle faisait de fréquents déplacements pour aller démarcher de riches châtelains, attirés par le talent de Georges grâce auquel ils pouvaient nourrir des bibliothèques de prestige dont ils ne lisaient pas le moindre ouvrage. 

De mon coté, admiratif de l’ingéniosité de mes voisins, je me contentais de bêcher deux rangées de carottes et un petit carré de fraises après quoi mon dos, lassé de ces courbatures maraîchères, me commandait de regagner un fauteuil où m’attendaient les mots fléchés d’un hebdomadaire télévisuel. 

La vie aurait donc pu s’écouler tranquillement dans le lotissement des Lauriers si elle n’avait été troublée par la non-agitation de Monsieur Robert dont les apparitions étaient  exceptionnelles et les intentions toujours aussi énigmatiques. 

Une nuit, alors que poussé par une soif inextinguible, je me levai dans le but d’étancher mon gosier et me dirigeai vers la cuisine à laquelle j’avais réussi à donner un air américain, je vis une lueur étrange du coté de chez M.Robert. En m’approchant de la fenêtre, j’aperçus distinctement plusieurs silhouettes qui s’agitaient auprès de sa porte en discutant à voix basse. Puis deux d’entre elles s’engouffrèrent dans une voiture qui disparut dans l’obscurité. 

Le lendemain, je fis part de cette aventure à Georges et Madeleine Barbichet qui s’en montrèrent fortement émus. Notre avis commun fut qu’il se passait des choses bien étranges de l’autre coté de la rue. Mais n’ayant rien constaté de répréhensible ou d’illégal, Georges Barbichet conclut avec sagesse, qu’il serait bien hasardeux de notre part de prévenir les forces de l’ordre d’un danger dont nous n’avions aucune idée précise. Nous nous promîmes néanmoins de garder à l’œil les agissements de Monsieur Robert. 

Ce n’est que six mois plus tard que la vérité éclata au grand jour. Vers six heures du matin, en plein été, Mauricette et moi-même fûmes réveillés en sursaut par un curieux branle-bas dans la rue. Nous nous rendîmes compte que notre artère si calme d’habitude était envahie par quatre voitures de police, tous gyrophares activés. Des uniformes galopaient dans tous les sens. 

Mauricette et moi, courbés derrière les meubles de cuisines pour éviter une balle malencontreusement perdue, nous nous poussions du coude pour mieux voir l’intervention des policiers. Avec son bon sens coutumier qui fait mon admiration depuis trente-cinq ans, Mauricette me susurra que cela devait arriver. Elle avait tout de suite senti que M.Robert n’était pas un homme très net. Et de ce constat au gangstérisme, il n’y avait dans l’esprit de Mauricette qu’une mince nuance qui devait tôt ou tard s’estomper. 

Ce n’est que lorsque nous vîmes Georges et Madeleine Barbichet sortirent de chez eux, sévèrement encadrés et menottes aux poignets que nous pensâmes que notre compréhension de nos relations de voisinage venait de montrer ses limites. 

Ce soupçon fut confirmé lorsque Monsieur Robert toqua à notre porte en nous présentant sa carte de commissaire de police, peu après l’intervention à laquelle nous avions assisté. Le commissaire Robert fut d’une grande politesse dans son interrogatoire, même s’il marqua une légère surprise quand je lui fis par de l’intérêt que j’avais constaté de Georges Barbichet pour les livres reliés. 

Le Commissaire Robert se contenta de nous indiquer, d’une part que nous aurions tout intérêt à faire la différence entre ce noble artisanat et la fabrication de fausse monnaie et d’autre part qu’il est toujours sage, lorsqu’on emménage quelque part, de prêter attention à la bonne renommée du ménage de la porte d’à-côté. 

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