Les mémoires d’outre-tombe d’une cellule dermique

Mon nom était  X92543, une cellule de  la peau de la poitrine de Jean. Nous avions toutes reçu un matricule, mais pour les copines, j’étais Zézette. J’avais un emplacement envié, juste sous le menton.  C’était un endroit important sans être trop exposé aux blessures. 

Le problème principal de la peau, c’est que c’est un organe vital. En témoigne l’expression humaine bien connu : « Sauver sa peau ». Il nous fallait donc être particulièrement vigilantes contre les agressions auxquelles notre propriétaire, un grand sportif, se soumettait régulièrement avec imprudence et témérité. Il arriva que Jean se blesse à la main et que l’une de nos cousines se trouva coupée en deux, ce qui nous fit toutes frémir d’horreur. 

C’est particulier d’être une cellule cutanée. D’abord ça ne dure que 28 jours.  Avec une durée de vie aussi courte, il s’agit de profiter de l’existence. Et de faire en sorte que Jean soit bien dans sa peau. 

Dès le premier instant, j’ai sympathisé avec ma voisine, X92542, très douce, que nous appelions Marie-Claude. Nous fûmes très solidaires. Pour des cellules de peau contigües, c’est préférable. Au premier réveil, nous avions compris que Jean avait l’habitude de se gratter longuement la poitrine. Nous nous tordions de rire chaque matin sous ce chatouillis qui durait jusqu’au moment de la douche. 

Notre fonction n’étant pas de s’esclaffer, nous passâmes aux choses sérieuses. Nous, les cellules dermiques, nous sommes les terrains de jeux préférés d’un monde spécial : les bactéries. Plusieurs millions, parfois. Il fallut rapidement organiser la défense du corps grâce à des dispositifs sol-sol. Nous faisions appel à des cellules spéciales, chargées de la défense immunitaire. Nos CRS à nous, pour ainsi dire, qui chassaient ces micro-organismes et parfois des microbes voyous assaillant notre pauvre Jean.

Le second jour, très attachées à notre nouveau corps, nous nous sommes rendues dans sa salle de sport. Jean pratiquait la musculation à outrance. En plein effort sa température montait, il fallait nous rafraîchir la face pour ne pas risquer l’explosion. C’était le rôle de la transpiration que nous envoyaient les glandes sudoripares. J’étais surveillée pendant ces séances sportives par la glande G5468, surnommée Josiane, qui adorait jouer en nous arrosant largement. Jean s’étonnait parfois de transpirer autant. 

A la fin de son effort, il était en effet trempé de sueur. Les bactéries en profitaient pour revenir en grand nombre pour faire les folles dans cette piscine improvisée. Et que je te bouscule, et que je me trémousse dans l’eau dont Josiane nous aspergeait ! On se croyait sur la plage de Palavas-les-Flots en plein mois d’août. Notre rôle était de nous battre pour empêcher ces sales bestioles d’infester le corps de Jean. 

Grâce au ciel, Jean se précipitait sous la douche et nos envahisseurs se trouvaient lessiver d’un seul coup, emportés par une avalanche de savon liquide au doux parfum de fraise des bois. 

Ma vie se déroula en plein été. Au quatrième jour, ma voisine de droite Bernadette fut atteinte par une piqure de moustique. L’insecte volant nous attaqua lâchement en piqué. Personne ne l’avait vu venir. La défense anti-aérienne ne fonctionna pas à temps. Nous reçûmes seulement une immense claque de la part de Jean. Le corps du kamikaze s’écrabouilla lamentablement contre nous, mais le mal était fait. Cette pauvre Bernadette rougit comme une tomate pendant trois jours, puis retrouva figure humaine, enfin disons plutôt aspect cellulaire, grâce à une pommade magique qui trainait dans l’armoire à pharmacie de notre propriétaire. 

Les cellules sont tenues à une stricte obligation vestimentaire. Seule la couleur rose est admise. Parfois, une teinte mordorée est tolérée. Dès le cinquième jour, je reçus une visite de contrôle d’un mélanocyte, l’entité spécialisée dans la coloration de la peau et chargée de faire respecter le règlement en nous envoyant les pigments nécessaires à notre bonne allure. 

Il parait que les mélanocytes ont un rôle important dans la communication humaine. C’est eux qui doivent réguler la teinte de la figure de Jean, le faire devenir blanc lorsqu’il a peur ou rouge lorsqu’il est confus par exemple. Heureusement, logées au creux de sa poitrine, nous n’étions pas soumises à ces dérèglements constants que subissaient nos cousines du visage ! 

Le septième jour, je m’aperçus que j’étais dans un environnement un peu gras. Ma voisine m’apprit que c’était le rôle des glandes sébacées de nous envoyer un peu de substance oléagineuse  et que cela devait nous protéger. Ce jour là, Jean choisit de prendre un bain de soleil. Il éprouva le besoin d’employer une crème solaire à haute protection et nous fûmes ainsi recouvertes de plusieurs couches de gras d’origines différentes, pour affronter les ardeurs du ciel. 

L’affaire dura trois bonnes heures pendant lesquelles le mélanocyte en chef s’agita beaucoup. Lorsque les humains décident de s’étaler ainsi sous un soleil ardent, il parait qu’il est de la plus haute importance dans leurs activités mondaines d’en revenir bronzé. Nous reçûmes donc des pigments spécialement prévus à cet effet, quelque soit notre emplacement. Nous prîmes alors une ravissante teinte brune. Sauf les cellules nasales de Jean qui perçurent, par une erreur malencontreuse de livraison, un lot de pigments d’un rouge écarlate peu discret. 

Le dixième jour, nous eûmes droit à  visite inattendue. Un poil, nommé Bertrand poussa en s’insinuant entre ma voisine Marie-Claude et moi-même. D’après ce qu’il nous apprit, il semble qu’il n’ait pas été très au courant des mœurs en vigueur chez les poils et qu’il se soit endormi au lieu de faire son apparition comme ses frères qui sévissaient, en grand nombre,  quelques centimètres plus bas sur le torse de Jean. 

Le nouveau venu se comporta comme un joyeux compère. Il nous protégea contre l’agression du soleil lorsque Jean voulait bronzer. Parfois, il devenait sérieux, il disait que son rôle était aussi de se hérisser quand Jean rencontrait une personne qu’il n’aimait pas. Il devenait alors raide comme un piquet. 

C’est le douzième jour que l’évènement se produisit. Jean était invité chez Léa à diner, vers huit heures du soir. Lorsqu’il monta l’escalier nous sentîmes un afflux de sang sous-cutané qui nous souleva bizarrement. La circulation sanguine s’agitait vivement. 

Plus tard dans la soirée, Jean qui souffrait probablement de la chaleur éprouva le besoin de se déshabiller. Nous reçûmes alors du cerveau l’ordre curieux de frémir de plaisir. On ne discute pas un ordre venu d’en-haut. Avec Marie-Claude, nous fîmes de notre mieux pour frissonner en nous pâmant un petit peu. 

C’est alors que nous fûmes complètement compressées par des cellules que nous ne connaissions pas. Des cellules à la constitution légèrement différentes des nôtres, plus souples, plus chaudes, plus parfumées. Nous nous retrouvâmes compactées les unes contre les autres pendant une bonne demi-heure. On aurait dit le métro à six heures du soir. Les nouvelles venues se frottaient littéralement contre nous, dans un va-et-vient incessant. Nous avions très chaud malgré les jets d’eau que nous envoyait Josiane qui faisait de son mieux pour nous rafraîchir. Quand nous fûmes enfin libérées de cette emprise, nous comprîmes que Jean ressentait à cet instant un grand moment de détente. 

La même séance infernale reprit tous les deux jours. Ce n’était pas toujours très agréable. Parfois des doigts aiguisés nous griffaient sévèrement. A d’autres moments, une langue baveuse, nous léchait vulgairement. 

Mais le plus souvent, Marie-Claude, moi-même et les autres, nous étions soumises à des attouchements et des frottements incessants. Nous nous desséchions malgré les efforts de Josiane. Ce régime précipita notre perte. 

Nous devînmes des cellules sèches. Notre sort fut scellé le vingt huitième jour quand Jean se précipita dans son salon de beauté habituel. 

Grâce au tour de main de Marie-Josette, sa conseillère beauté, nous fûmes exfoliées et balayées comme de vulgaires feuilles mortes emportées par le vent quand arrivent les frimas de l’automne que nous ne connaîtrons jamais. 

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