Le destin d’Albert

En rentrant chez elle, la porte était ouverte. Pourtant Martha avait soigneusement refermé la villa de la vieille après son premier passage pour ne pas attirer l’attention. Elle en était sûre ! Après dix ans de professionnalisme, Martha ne pouvait pas faire une erreur aussi grossière. Elle n’avait pas l’habitude de bâcler le travail. 

Martha était mieux connue sous le nom de « la Tigresse » dans les milieux policiers. Vêtue d’un juste-au-corps sombre, d’un collant noir et d’une cagoule qui dévoilait ses yeux verts comme l’émeraude, elle se déplaçait avec l’agilité d’un félin. Ses cambriolages préparés avec minutie et une précision implacables laissaient impuissants les meilleurs limiers de la gendarmerie nationale et remplissaient les colonnes de journaux avides de sensations fortes. 

En dépit de l’imprévu de la porte d’entrée qu’elle jugea fâcheux, elle résolut de s’avancer dans le hall plongé dans la pénombre, sa torche entre les mains. Martha était réputée pour n’avoir peur de rien. Elle était néanmoins sur ses gardes comme chaque fois que le scénario n’était pas exactement conforme à ses prévisions. Une petite voix lui susurrait de rebrousser chemin, mais son goût du travail bien fait lui ordonnait de poursuivre.

Aves des gestes souples et silencieux, elle examina la montée d’escalier dans le faisceau de sa lampe. Elle parut hésiter un instant. Si les flics étaient dans les murs, ils lui seraient déjà tombés dessus. Et puis, ballots comme ils sont, ils auraient laissé leur voiture devant le portail. Alors ? Un concurrent mal intentionné ? 

Le silence absolu de la maison aurait effrayé n’importe qui, mais Martha le jugea suffisamment rassurant pour achever son entreprise. Elle résolut de minimiser les risques en restant au rez-de-chaussée. De toute façon, elle avait déjà visité les chambres de l’étage la veille au soir. Elle se dirigea vers le bureau du fond,  tout en maudissant l’impéritie d’Albert dont les relevés s’avéraient approximatifs. 

Ensemble, ils avaient repéré cette villa isolée depuis plusieurs semaines. La riche propriétaire avait pris ses quartiers d’été à Saint-Domingue. Albert le lui avait confirmé. Il en était sûr pour la bonne raison qu’elle l’avait emmené dans ses bagages. 

Comme d’habitude, Albert n’avait eu aucune difficulté à se faire admettre dans les relations de cette grande bourgeoise. C’était un séducteur né. Il était capable de charmer n’importe quel être de sexe féminin, n’importe où, n’importe quand, en racontant de préférence n’importe quoi. Il s’était parfaitement occupé de la riche héritière des parfums Luigi jusqu’à lui faire accepter de partir avec elle à l’autre bout du monde pour de longues vacances d’amoureux. Théoriquement, Martha devait pouvoir opérer en toute tranquillité. 

Pour Martha, Albert était un coéquipier indispensable mais qui pêchait par son imprécision. Elle lui reprochait sa décontraction pour ne pas dire son je-m’en-foutisme. Il n’avait pas évalué correctement le volume de marchandises à emporter de cette maison si bien que Martha avait du faire deux voyages et prendre ainsi le risque de revenir sur les lieux de son méfait. Si elle avait su, elle aurait loué une camionnette au lieu de se contenter de sa petite Kangoo dans laquelle elle avait eu du mal à charger les tableaux de maîtres que la vieille tenait de feu son époux. C’est toujours sur des petits détails que butent les grandes opérations. Albert devrait le savoir. 

Dans la pièce qui servait de lieu de travail à la propriétaire des parfums Luigi, la Tigresse balaya les murs de son cône de lumière. Heureusement, le Vermeer et le Buffet étaient bien à l’endroit qu’Albert lui avait indiqué. Avant de les décrocher, Martha se concentra sur le coffre. D’après son complice, il contenait un ensemble de bijoux d’une valeur incroyable qui lui avaient été offerts par un potentat africain, tombé en extase devant l’héritière. 

Albert avait facilement extorqué le code que la propriétaire laissait traîner n’importe où. La suite allait être un jeu d’enfant. 

Martha s’affairait déjà sur le meuble blindé quand la lumière fut projetée dans la pièce. La voleuse opéra une volte-face subite prête à en découdre. Bien classée au rang des meilleures spécialistes de kung-fu, elle ne rechignait pas à la bagarre. 

-          Albert ! 

-          Martha ! 

Dans un premier temps, les deux comparses se dévisagèrent avec effarement. Puis Albert prit l’air embarrassé, on aurait dit que c’était lui qui était pris en faute. Il se tordait les mains comme un enfant,  pris les doigts dans le pot de confiture. 

Sous l’éclairage blafard, la scène paraissait figée dans un mauvais scénario dont aucun des protagonistes ne savait écrire la suite. 

La tignasse blonde d’Albert était encore plus mal peignée que d’habitude, ses yeux bleus qui éclairaient son visage bronzé n’impressionnaient plus Martha depuis longtemps. En pleine nuit, il était  en bras de chemise. Son poitrail velu et sa taille fine, élégamment prise dans un jean artistiquement usé aux genoux, complétaient sa silhouette athlétique et adulée par les vieilles rentières habituées des meilleurs palaces exotiques. 

-          Euh !… Ecoute, Martha, je vais t’expliquer ! Nous venons de rentrer ! Une grève à l’escale de Madrid et nous avons été obligés de faire demi-tour plus tôt que prévu… Je n’ai pas eu le temps de te prévenir ! 

Martha récupérait son sang-froid rapidement. Il fallait prendre une décision. Cet idiot d’Albert excellait dans l’art de la conversation, mais était d’une nullité consternante au moment de l’action. 

-          Et elle ? Où est-elle ? 

-          Partie chez le voisin, pour récupérer son chien ! 

La porte d’entrée ouverte s’expliquait ainsi. Martha sentit venu le moment de s’éclipser en vitesse. Elle réglerait ses comptes avec Albert plus tard. 

Mais ce dernier paraissait particulièrement gêné. Il ne lui laissait pas le passage. 

-          Ecoute, Martha ! … Euh…. Helena et moi, nous avons décidé de nous marier ! 

-          Vous… QUOI ? 

-          Nous marier !…. Alors si tu pouvais tout remettre en place !… 

 

 

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