Orientation professionnelle
Aujourd’hui, 5 juin 2054, Georges a rendez-vous avec l’officier-orienteur. Georges a fêté récemment ses quinze ans, mais c’est un garçon mûr pour son âge qui se pose beaucoup de questions. Pourquoi l’armée s’occupe-t-elle maintenant de l’orientation professionnelle ? Par exemple.
Marie, sa mère, a du lui expliquer la vie. D’abord il n’est pas bien de s’interroger avec impertinence sur les décisions des autorités publiques. Ensuite la société a besoin que les jeunes gens et jeunes filles soient dirigés vers un avenir professionnel sérieux qui procure de réels débouchés. Une loi récente a interdit d’être chômeur.
Marie ne tient pas à revivre les angoisses qu’elle a connues lorsque Armand, le frère ainé de Georges, a été pris en flagrant délit de préparer une thèse de droit romain alors qu’un telle matière a été visée par un décret de l’Education Nationale parmi les études qui ne servent à rien et ne doivent donc pas faire l’objet du moindre mémoire d’étudiant !
Le lieutenant accueille Georges avec bienveillance. C’est un homme carré et sûr de lui, cinglé dans un uniforme aux multiples décorations. Il a su remettre dans le droit chemin tant de jeunes égarés ! Il montre patiemment à Georges les diverses voies entre lesquelles il lui conseille fortement de choisir.
Georges ouvre ses grands yeux étonnés au milieu de son visage de gamin constellé de tâches de rousseur. Il ne peut s’empêcher de remarquer que les métiers qui existent encore sont basés sur l’interdiction et la surveillance de ses concitoyens.
L’officier vante d’abord les mérites du Contrôleur de poubelles. Les études scientifiques ont montré qu’il y a là un formidable potentiel d’emplois. C’est une activité captivante qui entraine les jeunes à la découverte de la ville où ils habitent. Il s’agit, chaque matin, de faire l’inspection des poubelles avant le passage des éboueurs. Tant de mauvais citoyens ne trient pas leurs déchets en dépit des nombreux avertissements donnés par l’administration ! Le Contrôleur des Poubelles est désormais un rouage indispensable dans la bonne gestion des détritus de la planète. Il possède le droit de mettre son nez partout et de verbaliser les foyers dès qu’un carton est trouvé dans la poubelle réservée au verre ou vice-versa. C’est un personnage respecté !
Georges fait grise mine devant cette éventualité. Le lieutenant-orienteur lui propose aussi une belle carrière de Vigile aux Frontières. C’est un métier d’action, qui convient parfaitement à un jeune à l’esprit sportif, assoiffé d’aventures. Depuis que les révoltes africaines ont débarrassé les pays du Sud de leurs dictateurs préférés, les hommes et les femmes s’embarquent de plus en plus nombreux sur des rafiots qui tentent de les débarquer sur nos côtes pour y chercher du travail que – soit-dit en pensant – nous n’avons pas à leur proposer. Le job de Vigile aux Frontières consiste à rejeter les uns et les autres à la mer. Avec humanité.
Fébrilement, Georges sort de sa poche de blouson un certificat médical pour convaincre son interlocuteur que l’air marin lui est rigoureusement interdit par la faculté de médecine. Le lieutenant Berlingot soupire d’exaspération. Décidemment les jeunes deviennent exigeants. Ils n’ont aucune conscience des réalités du monde moderne. Pas plus tard qu’hier, il a du sévèrement chapitrer une jeune fille impétueuse qui ambitionnait une carrière de bibliothécaire ! Comme si quelqu’un avait encore le temps de lire !
Le militaire a encore une carte dans sa manche galonnée : « Vérificateur d’Endettement ». Cette fois Georges ne peut refuser cette éventualité. Ce n’est pas un métier physique. On est à l’abri du grand air et des problèmes d’immigration. Dans sa grande sagesse, le gouvernement a mis en place un vaste programme pour soutenir la croissance économique. Celle-ci est en berne depuis plusieurs années par la faute des populations appauvries qui ne se pressent plus aux portes des magasins et adoptent un comportement de consommateurs particulièrement frileux. Il a fallu prendre des décisions courageuses. Il est désormais obligatoire non seulement de consommer beaucoup, mais de s’endetter lourdement pour acheter. C’est un devoir national. Un corps spécial de vérificateurs a été créé à cet effet. Ces hommes ont le droit d’examiner les comptes de tous les ménages pour s’assurer que chacun est criblé de dettes. Des sanctions sont prévues. Les récalcitrants passent devant la Commission Nationale de Sous-Endettement. Trois mois de crédit obligatoire pour un citoyen qui s’avise de rétablir son équilibre budgétaire !
Georges assure l’officier orienteur qu’il va réfléchir à ces propositions qu’il juge particulièrement intéressantes.
A vrai dire, Georges ne ressent aucune envie de contrôler qui que ce soit : ni les poubelles, ni les boat-people, ni les consommateurs de crédits.
A son retour à la maison, son père, Marius qui tient avec distinction et efficacité la place enviée de Contrôleur Général des Surveillants doit élever la voix pour bien lui faire comprendre qu’aujourd’hui en 2054, le marché du travail a évolué. Grâce aux progrès techniques, tout le monde possède une machine à fabriquer du pain, la société n’a donc plus besoin de boulanger. Les maisons bénéficient de l’invention de nouveaux matériaux qui ne subissent aucune usure, les plombiers sont devenus complètement inutiles. Chacun communique maintenant par Super-Internet : c’est obligatoire et, en conséquence, il est interdit d’être facteur. Par contre, pour vivre en bonne harmonie, il a fallu établir tellement d’interdictions que les métiers de surveillance offrent beaucoup de débouchés. Et pour que tout se passe bien, il faut vérifier l’activité des surveillants de toute nature. D’où la lourde charge qui lui a été confiée compte tenu de ses trente ans d’expérience dans le contrôle de ses concitoyens.
C’est alors que Georges a le front d’émettre l’hypothèse qu’au lieu de contrôler les gens, on pourrait les aider. Par exemple en les éduquant davantage. En entendant ce discours juvénile, son père affolé, se précipite pour fermer les fenêtres. Il espère que les voisins n’ont rien entendu. Sa renommée ne supporterait pas qu’on puisse dire que son fils se rend coupable de tels enfantillages !
- Espèce d’ignorant ! Tu ne sais donc pas que le gouvernement supprime des emplois d’enseignant depuis des années ! A quoi servirait d’apprendre quelque chose qu’on n’utilisera jamais !
Georges n’est pas convaincu. Mais il a l’impression que le moment est mal choisi pour faire part de ses idées généreuses sur le monde d’aujourd’hui. D’autant plus qu’il sent son géniteur prêt à s’emporter :
- Ne me dis pas que tu veux finir comme ton grand père qui donnait encore des cours d’alphabétisation à 75 ans ! Et gratuitement en plus ! Prends exemple sur ton oncle qui a ouvert une société de vente de matériel de vidéosurveillance ou ta cousine Betty qui est devenu gardienne de prison à la force du poignet. Voilà des métiers d’avenir !
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