Sale affaire à Amsterdam

Je me suis réveillé avec la marée. Sans doute l’influence du milieu aquatique sur mon cerveau dérangé. Dans le port d’Amsterdam, il n’y a pas que des marins qui chantent les rêves qui les hantent. Il y aussi des gens convenables ou presque, les pieds pris dans un bloc de béton. Au fond de l’eau. 

Je n’aurais jamais du contrarier Mauricio. Il m’a retrouvé sur cette place d’Amsterdam. Je n’ai même pas eu le temps de dégainer. Il a encore fallu courir. 

La dernière fois que nous nous étions croisés, j’avais du déjà m’enfuir. Je crois que c‘était dans un bouge de Montevideo ou alors à Caracas. En tous cas, il y avait un carnaval dans la rue. Mauricio avait émis des doutes sur la régularité de mon comportement dans une simple partie de poker ! Je m’en étais tiré en me faufilant dans la foule. 

Hier soir quand nos regards se sont croisés, j’ai bien compris qu’il n’avait pas oublié cette course effrénée dans des artères envahies de festivaliers ivres et joyeux. 

Heureusement, j’ai toujours cultivé une spiritualité élevée. Dans la bande, on m’appelait « le Moine ». Vingt mois de stage chez les taoïstes du Tibet, trois semaines par an chez les bouddhistes de Thaïlande, une rare bibliothèque consacrée à la théosophie, voilà qui forge une conviction profonde. Comme prévu, mon esprit astral est sorti de mon corps au moment où Mauricio a jugé bon de basculer ce qui en restait dans les eaux troubles du port. 

J’ai une petite mine, ce matin.

Je rode autour de moi-même. Je ne suis pas tombé dans un endroit très propre. Mauricio aurait pu faire plus attention. Contrairement à l’opinion répandue, les hollandais ne sont pas plus soigneux que les autres. Sur ces fonds marins vasouillards, les pneus usagés s’entassent sur des débris de chaises rouillées. Des canettes de bières voisinent avec des seringues brisées. Décidemment, ces quais ne sont pas très bien fréquentés. 

Tiens ! De la visite ! Des lamproies, des anguilles et de curieux poissons plats tournent autour de mon enveloppe charnelle. Le premier qui me dévore, je le découpe en morceaux ! Ils n’ont pas l’air étonné. L’intrusion d’un corps humain dans leur environnement, voilà quelque chose de courant, si l’on me permet cette expression à marée haute. 

Les tibétains m’ont appris qu’après le décès, les esprits élevés comme le mien pouvaient connaître un voyage astral, mais j’ai oublié de leur demander comment ça se passait lorsque le corps se trouvait à quinze mètres au fond de l’eau. Le mental est-il susceptible d’émerger de ces profondeurs ? J’ai toujours été doué pour l’introspection, mais un peu faible en crawl. Peut-être pourrais-je tenter une brasse « pépère » ? Suis-je voué à être un esprit sous-marin, condamné à hanter les profondeurs ? 

Hier, pourtant, les choses avaient bien commencé. J’avais été envoyé en mission par le « Grand » pour rencontrer les colombiens à Amsterdam. Le « Grand » avait dit que c’était plus sûr qu’à Paris où nous étions trop repérables. 

Le « Grand » m’avait choisi pour discuter avec eux. Il avait dit qu’avec mon niveau culturel, mon goût pour les lectures ésotériques et m’a façon de fouiller  les âmes et les esprits, j’étais le meilleur pour mener à bien cette négociation qui s’annonçait difficile. Les colombiens n’étaient pas réputés pour leur amabilité. 

Hier, j’ai donc déjeuné copieusement avec les sud-américains. Trois, ils étaient trois. Emmenés par un des meilleurs chefs de la pègre de Bogota, Ladislas de Grégorio. Tous habillés comme des gangsters de films comiques. Costumes à rayures, ornés d’une pochette rose fuchsia, lunettes noires, feutres mous et cigares monstrueux coincés dans des lèvres charnues. 

Des gens drôles, de bonne compagnie contrairement à leur réputation. Au dessert, un accord était en vue. Au pousse-café, fortement imbibés d’alcool, ils ont signé pour une fourniture régulière de marchandises, au prix exigé par le « Grand ». L’affaire s’annonçait plus simple que prévu. 

Puis De Gregorio s’est levé. Sous les applaudissements nourris des habitués du restaurant, il a tenu à chanter une complainte originaire des hauts plateaux de son pays natal. C’était, selon lui, la mélopée qu’entonnaient les pauvres paysans au moment de la récolte d’opiacées. Il voulait absolument à ce que je me rende compte de la dureté des conditions de vie des agriculteurs locaux pour mieux apprécier la marchandise qu’on nous livrait en bout de chaîne commerciale. Ladislas De Grégorio tient à sa réputation de gangster social. Selon lui, son travail est équitable. Tous les acteurs qui participent à la production doivent être respectés, même s’ils ne sont pas très bien rémunérés. 

Les affaires étant réglées, les colombiens ont voulu faire la tournée des quais et des bistrots qui se trouvaient sur leur chemin. Sans doute pour éprouver ma résistance aux plaisirs de la vie. Ils n’avaient visiblement aucun envie de travailler avec des ascètes. 

Montés à trois sur le même vélo, ils m’ont suivi dans les rues du vieil Amsterdam en braillant. Puis De Grégorio a décidé que ses sbires devaient profiter du voyage pour améliorer leur culture artistique. Repoussés fermement par trois vigiles monstrueux à l’entrée du musée Van Gogh, nous avons du nous rabattre sur le musée du Sexe dans lequel De Grégorio et ses acolytes se sont livrés à une prestation remarquée. 

Après quelques boites à strip-tease, et plusieurs bouges cradingues, j’avais vaguement émis l’idée de rentre à mon hôtel. C’est là qu’intervint l’épisode du dernier verre. 

Nous avions pris place sur une terrasse agréable devant la façade majestueuse du théâtre municipal d’Amsterdam. La soirée d’été était douce. Des marins défilaient devant nous, en groupe ou au milieu de filles peu farouches dont les rires de gorges me faisaient penser aux vacances d’été chez mémé Rolande, à l’époque où je draguais sur la plage de Perros-Guirec. 

C’est alors que je Le vis. Mauricio débouchait d’une petite ruelle en se tordant de rire au bras d’une grosse potiche blonde encombrée d’une robe à multiples volants plus ou moins transparents. Quand son regard tomba sur le mien, son rire s’arrêta net. Je vis clairement ses yeux noirs s’assombrirent encore et un rictus se dessiner sur son visage cousu de cicatrices. Dans la seconde suivante, j’avais déjà jailli de mon siège pour reprendre la course dont j’étais sorti vainqueur à Montevideo ou Caracas. 

Avant cet épisode malheureux, j’avais pourtant de bons rapports avec Mauricio. Nous avions fait nos classes ensemble dans la bande du « Mastar » à Chicago. Rude école, mais nous avions appris le job avec des pros. Des vrais ! Au cours d’un mercato « agité », nos destins s’étaient séparés. Il avait été transféré dans l’équipe du « Véreux » qui sévissait le long de la frontière mexicaine tandis que je rejoignais l’équipe du « Pirate » à Marseille. 

Je sentais un galop dans mon dos mais j’avais pris une bonne avance dans les rues néerlandises. Je pensais encore éviter les remontrances acerbes de Mauricio. Mais je n’avais pas compté avec la susceptibilité sud-américaine. Ni avec le coup de jarret des colombiens. De Grégorio et consorts n’avaient absolument pas apprécié que je leur fausse compagnie d’une manière aussi précipitée. Ils s’étaient également lancés à ma poursuite formant ainsi une coalition de circonstance avec Mauricio qui n’en demandait pas tant. 

C’est au moment où je rejoignais le port à grandes foulées que je sentis successivement l’effet de la fatigue de la journée puis le poids de quatre corps qui me jetèrent durement sur le pavé froid. La suite fut désagréable et même brutale. Mauricio se montra particulièrement impoli, bien secondé par De Gregorio qui ne cessait de s’indigner de la façon dont j’avais envisagé de le quitter. 

Tiens ! Revoilà les anguilles qui se faufilent autour de moi. Elles ont du amener des copines au spectacle. 

Un « plouf » attire mon attention spirituelle. Une silhouette humaine vient se planter dans la vase à coté de la mienne. C’est Mauricio, les pieds pris par le béton ! Il a l’air surpris. Les anguilles aussi. J’ai l’impression qu’elles trouvent que les environs sont mal fréquentés. 

Je n’ai peut-être pas fière allure, mais celle de Mauricio me fait de la peine. Il a surement du manquer de courtoisie avec De Gregorio après m’avoir mis au bain. Enfin… Nous voilà réunis comme dans le temps. 

Sauf que Mauricio ne pratiquait pas la méditation transcendantale. En flânant autour de son cadavre, je ne perçois aucune âme qui vive. Les années qui vont suivre vont  être monotones. Mortelles, si j’ose dire. 

Dans le port d’Amsterdam, il y a des esprits qui s’ennuyent… 

 

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