Un bout de chemin

Ils sont là. Assis côte à côte, au sommet du mur moussu qui domine le jardin du cantonnier. Les pierres ont conservé un peu de la chaleur de la journée. L’air doux du soir s’emplit des senteurs odorantes du chèvrefeuille et du romarin. 

La silhouette musclée et puissante de Max trône à la meilleure place. Séraphine, minaudant dans sa robe blanche, admire le calme rassurant de son voisin avec respect et soumission. 

Devant eux, la route nationale qui mène au village dessine un large arc de cercle entre la grange du père Voisin et l’oliveraie du maire de la commune. 

En ville, on dirait de lui que Max est un chat de gouttière. Son pelage gris et surtout ses yeux d’émeraude lui donnent cet air malin et roué qui a vaincu la timidité de Séraphine. Elle, c’est un angora de pure race, son long pelage immaculé fait la fierté de la mère Michèle Berthier. Du moins, jusqu’à ce que Séraphine, dissimulée derrière la fenêtre de sa cuisine, aperçoive Max qui chassait dans la nature. Depuis, Séraphine est infernale. Elle n’a de cesse qu’elle rejoigne son amoureux. 

Aujourd’hui Séraphine a déjoué la surveillance de la mère Berthier. Elle s’est infiltrée par une porte ouverte et a retrouvé Max. Les deux félins regardent la nuit tomber sur le massif de la Sainte-Baume dans des teintes mêlées de mauve et d’or. Des reflets de lumière illuminent encore la campagne qui s’endort devant eux.

Max sent bien qu’il devra employer d’autres arguments que sa force légendaire pour achever de séduire Séraphine. 

Il dit qu’il a un secret qu’il va partager avec elle. Il ne l’a jamais dévoilé à personne. Séraphine doit promettre de ne pas le divulguer. 

« Savez-vous, chère Séraphine que les Egyptiens, pensaient que les chats possédaient neuf vies ? » 

Non, Séraphine  ne savait pas. D’ailleurs, Séraphine ne connait pas grand-chose de la vie. Elle ne quitte pas souvent les coussins du salon de la mère Berthier. 

Max poursuit sa pensée. Les contemporains des pharaons avaient raison. Le seul problème, c’est qu’à la suite d’une erreur, qu’on suppose d’origine divine, lui, Max a reçu quatre-vingt dix vies. Une erreur de zéro, en quelque sorte. 

La révélation de Max produit l’effet attendu. Séraphine est sidérée : 

« Quatre-vingt dix vies ! » 

Oui, Max a l’habitude de revenir sur Terre sous des identités différentes. 

« J’en ai vu des choses, chère Séraphine, depuis l’endroit où nous nous trouvons ! » 

Au début, Max ne s’appelle pas Max. Les chats n’ont d’ailleurs pas de nom. A cette époque, il est le témoin de la folie des hommes. Dans la vallée, les armées barbaresques vont et viennent, dévastant tout sur leur passage. Parfois, les paysans du coin, menés par quelques leaders d’envergure se révoltent et se font en général massacrés. 

Max évoque les batailles sanglantes qui se sont déroulées à ses pieds : le cliquetis des armes,  les hennissements des chevaux, les cris des blessés, les hurlements des mourants. Max était un chat sauvage, mort une première fois dans sa vingt-cinquième année, d’un coup de lance égaré. Séraphine frissonne d’émotion à  cette évocation guerrière. 

Max parait plongé dans un état second. 

« Chère Séraphine, elle en a vu passer des drôles d’équipage cette route ! » 

Max repart dans l’Histoire. Nous sommes le 12 juillet 1254. Max est Nemo, un chat noir et malin comme un singe. Un jour, il est assis à la même place que les deux amoureux en attendant son assiettée de lait quotidienne. Soudain, sur le chemin poudreux, une petite armée de soldats progresse péniblement par une chaleur assommante. Quelques hommes d’armes ouvrent la route à pied, suivis de cavaliers aux tuniques maculées de poussière. Tous montrent des épaules voutées avec un air de grande lassitude. Un âne apparait, monté d’une silhouette qui semble à Nemo plus noble que les autres. Il apprendra plus tard, par des conversations de voisinage, que le roi Louis IX revenant de Terres Saintes est passé par ici. 

« Le roi Saint-Louis ! Ici ! » 

Séraphine n’en revient pas. Décidemment, Max est un être cultivé. Ce n’est pas le matou rustre et violent qu’on lui avait décrit si méchamment. 

Ce n’est pas tout ! Max est de nouveau dans la grande spirale du Temps. Il rejoint Palamède, sa trente-sixième existence. Le voilà projeté le 2 février 1660. Le marquis Palliès, seigneur des environs a prévenu la population. Le jeune roi Louis XIV a décidé de visiter son fief. Pendant plusieurs jours, les paysans ont été requis pour réparer les chemins défoncés par les rigueurs de l’hiver afin de donner plus de facilités à cette venue. Ils ont été priés aussi d’acclamer le souverain sur son passage. Avec enthousiasme, si possible. 

C’est au milieu de l’après-midi, peu après sa sieste quotidienne, que Palamède voit de ses yeux  le passage du cortège royal. Les mousquetaires fiers et altiers précédent le cortège. Puis vient le jeune monarque qui caracole sur une monture blanche, entouré d’officiers empanachés, tandis que plus loin, soulevant une tornade de poussière, roulent les chariots chargés des effets royaux, tirés par des mulets et des chevaux de trait. 

Le peuple, rassemblé et aiguillonné par les hommes du seigneur, fait de son mieux pour ovationner ce défilé. 

Cette visite jettera le chambard dans le village. Il faudra donner l’asile à tout le monde. Le soir venu, les officiers, chambellans, médecins de l’entourage royal seront logés dans les fermes des alentours. Palamède sera longuement caressé par un palefrenier du Roi ! 

Cette vision majestueuse restera gravée dans la mémoire familiale de Max pour l’éternité, surtout si Séraphine lui donne quelques petits chatons ! Séraphine rosit discrètement sous son pelage lorsque Max évoque cette éventualité d’un air enjoué. 

Quelle mémoire ce Max ! Quelles mémoires au pluriel, devrait-on dire, puisqu’il collectionne les souvenirs de plusieurs dizaines d’existences ! 

Alors que la pénombre s’avance, Max égrène encore des souvenirs. 

Nous sommes le 3 mars 1815, une petite troupe s’avance de nouveau sur la route. Un homme à l’allure martiale chevauche à sa tête. Sur sa une monture à la robe baie, il porte une redingote grise connue sur tous les champs de bataille européens. Ses yeux semblent dévorer l’espace. Max qui se nomme Coco dans ces années-là, échappe de justesse au sabot des chevaux. La troupe ne s’arrêtera pas avant d’atteindre Castellane, le soir venu. 

Séraphine regarde Max de ses grands yeux étonnés. Max vit le retour de l’ile d’Elbe par Napoléon, comme si c’était aujourd’hui. Peut-être qu’il affabule un peu. Selon la mère Berthier, le convoi est bien passé dans la région, quelques kilomètres plus à l’est cependant. Mais Max raconte si bien que l’on se croirait aux cotés de l’Empereur parti à la reconquête du pouvoir. 

« Et le Tour de France en 55 ? » 

Max est Platon, un molosse noir et blanc qui sème la terreur parmi ses congénères de la région. 

Max ou plutôt Platon est encore là, le jour où Louison Bobet, en dépit des violentes douleurs que lui occasionne sa blessure au postérieur, a décidé de mettre le peloton à la raison. Le champion est littéralement déchaîné. Seul un belge inconnu l’a suivi, de loin, jusqu’à son arrivée à Avignon. 

Max ajoute avec nostalgie que c’était le bon temps. Le temps où les français savaient encore gagner le Tour de France ! 

« Louison Bobet ! » 

Séraphine ne connait pas ce nom, mais à la façon dont Max raconte, ce devait être quelqu’un d’important ou d’impressionnant. 

Max s’ébroue. Il sort de ses visions passées et regarde attentivement l’objet de son affection. Les yeux des deux félins se perdent amoureusement les uns dans les autres, alors que le  crépuscule enveloppe lentement leur liaison naissante. 

C’est à cet instant précis qu’une silhouette sombre surgit derrière la grange du père Voisin. Le personnage ventripotent, s’avance au milieu de la route, d’une allure décidée, en se dandinant légèrement d’un pas à l’autre. Sa démarche ne trompe pas les deux félins. C’est la mère Berthier qui est à la recherche de Séraphine. C’est, en quelque sorte,  la mère Michèle qui a perdu son chat ! 

Max a perçu le danger imminent. Il s’adresse solennellement à Séraphine : 

« Séraphine ! Jurons-nous fidélité quoiqu’il arrive ! » 

Séraphine s’inquiète de cette gravité soudaine. Max, dans un souffle, lui avoue son dernier et terrible secret. Après une si longue et si terrible histoire, il connait aujourd’hui sa quatre-vingt dixième et dernière vie. 

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