Sabine
10 mai, 2011Nous sommes six au tour d’une longue table ovale, présidée par Gerber, le PDG de l’agence. Il donne à sa présence un caractère de solennité, signe qui ne trompe pas : le budget de pub que nous confient les Chaussettes Spell atteint un niveau qui attire le respect. Gerber essuie ses lunettes avec sa cravate flamboyante et prend son temps pour bien nous faire comprendre l’enjeu : il n’est pas question de se planter. D’ailleurs les dirigeants de Spell ont lourdement insisté : il n’y aura pas de deuxième chance. Gerber enfonce les clous en nous regardant dans les yeux :
-« Je compte sur vous ! »
Et puis il disparaît. Nous restons avec Ben, notre chef d’agence qui n’en mène pas large. Il joue probablement sa place. Ben se passe la main dans les cheveux artistiquement dépeignés, indice de difficultés et de tensions internes. Les beaux yeux bleus de Ben attisent bien des convoitises féminines, mais eux se fixent plutôt sur sa carrière et son bulletin de salaire. En fait, il s’appelle Jean-Pierre, mais il trouve que Ben, ça fait américain, ce qui est nettement mieux porté dans nos milieux de publicitaires. Pour le moment Ben se ferait volontiers appelé Jean-Pierre ou Amédée ou Timothée si on voulait bien lui sortir l’idée géniale qui permettrait aux chaussettes Spell de pulvériser la concurrence et à lui-même de garder ses émoluments.
Martine arrive en retard pour se joindre à nous. Je la soupçonne de se faire un peu désirée : Ben pense qu’elle est la plus imaginative de l’agence et le lui a probablement dit. C’est une grande fille, un peu maigrelette, cheveux courts, avec des teintes invraisemblables. Mais aujourd’hui, en matière capillaire, on sait faire du n’importe comment avec goût. Avec sa grande bouche assez sensuelle et ses yeux noirs qui vous perforent facilement, ce n’est pas un canon, mais elle a de la présence, Martine et pour tout dire une certaine classe.
A son tableau de chasse, elle a accroché dernièrement la campagne pour les yaourts Poultard. Son coup de génie a été de trouver le slogan : « Le yaourt sans dextrose de blé ». Ça n’a l’air de rien : il n’y avait ni rimes ni astuces. Par contre, comme personne ne savait ce que c’est que la dextrose de blé, le slogan a provoqué un effet de curiosité. Le pari résidait dans le fait qu’à partir du moment où l’on affirmait qu’on avait enlevé la dextrose de blé du yaourt, le consommateur devait s’imaginer que la dextrose de blé était une horreur et que le fabricant qui réussissait à faire son yaourt en s’en dispensant était un véritable artisan à qui l’on pouvait faire toute confiance. Et le pire c’est que ça a parfaitement marché.