Albert Martinet
La silhouette d’Albert Martinet était longue et osseuse. Elle se terminait par un crâne en allure de point d’interrogation. Ses yeux inexpressifs derrière ses fines lunettes donnaient à son visage une allure terne. Les rides de son front découvert par l’âge creusaient un visage qui respirait l’austérité, voire l’ascèse. Son attitude générale était empruntée et maladroite. On avait l’impression qu’il était embarrassé par la longueur de ses membres. Ses anciens élèves du lycée l’avait affectueusement surnommé « le squelette » ou parfois « Frankenstein » pour les plus aimables.
Monsieur Martinet avait pris sagement sa retraite quand l’heure avait sonné de la même manière qu’il avait exigé pendant trente cinq années de carrière que ses élèves rentrent en classe à l’heure précise de la fin de récréation. C’est-à-dire sans rechigner, sans regrets, sans un mot plus haut que l’autre. La vie était pour lui un long chemin dont il convenait de ne pas dévier sous peine de déshonneur.
Albert Martinet s’était retiré solitaire dans son appartement. Il n’en sortait presque jamais sauf pour faire des courses que Madame Bourguignon, son employée de maison, oubliait de temps à autre. L’obligation d’échanger quelques mots familiers avec les commerçants du quartier était un calvaire pour lui. En entrant dans l’épicerie du père Grenier, Albert prenait toujours soin de se réciter mentalement des remarques appropriées à la météorologie du jour de manière à donner la répartie qui plairait au propriétaire des lieux lequel ne manquerait pas de lui faire part de son sentiment sur la question.
Son logis lui avait été légué par ses parents. Son agencement, sa décoration n’avait pas changé depuis le décès de sa mère. Haut de plafonds, il comprenait deux chambres, une cuisine, une salle de bains, un salon et une bibliothèque particulièrement riches d’ouvrages aux reliures précieuses qui servait de bureau de travail à Monsieur Martinet. Toutes les pièces étaient revêtues d’un parquet de chêne brillamment entretenu par Madame Bourguignon. Les fauteuils, les tables, les fausses cheminées étaient ornés de napperons de dentelles auxquels Albert Martinet tenait beaucoup. Il s’agissait de l’ouvrage de sa mère dont il entretenait ainsi le pieux souvenir.
L’essentiel des journées de Monsieur Martinet était consacré à l’étude de la littérature balzacienne. Dans le monde des lettres, Albert Martinet s’était taillé une petite réputation par l’originalité de ses commentaires sur les principales œuvres de l’auteur du Père Goriot. Son unique sortie hebdomadaire le conduisait chaque mardi dans les locaux de la Société des Gens de Lettres. Ses prestations y étaient très attendues par un public composé des principaux notables, amoureux de littérature, que comptait la ville. Albert Martinet goûtait modérément ces louanges. Ses recherches étaient la voie qui lui avait été attribuée par le destin. Il la suivait avec honnêteté et abnégation. Il n’était donc pas nécessaire de le féliciter outre mesure de s’atteler à sa tâche puisqu’il était naturel que chacun en fasse autant, du plus modeste des ouvriers aux grands de ce monde. Albert Martinet s’était distingué en refusant les Palmes Académiques. Lorsque le professeur Martinet s’exprimait devant ses pairs, il était doublement loué pour ses travaux d’une part et sa grande modestie d’autre part.
Chez lui, Monsieur Martinet avait banni toute source de bruits incongrus. Toute son enfance s’était déroulée dans le silence feutré de son appartement. Inconsciemment, il ne voyait aucune raison de vivre autrement. Il n’avait pas de télévision ni de radio. Dès l’avènement du petit écran dans les foyers, son père avait dénoncé le risque que cet instrument ludique faisait courir à la jeunesse de son pays en la détournant du sens de l’effort indispensable à son éducation. Albert Martinet avait également résilié un ancien abonnement téléphonique que son goût pour la solitude rendait superflu. Il communiquait avec l’extérieur par des courriers rédigés de sa longue écriture calligraphiée.
Monsieur Martinet consacrait toute son attention à ses recherches. Il exigeait un silence absolu autour de lui lorsqu’il était à son travail. Il rédigeait l’œuvre de sa vie qui devait révolutionner l’approche classique du roman populaire de la fin du dix-neuvième siècle.
Albert Martinet écrivait à l’aide d’un stylo à plumes qu’il avait conservé du temps où il passait son agrégation. Son stylo était alimenté par un système de piston, ce qui rendait nécessaire que son propriétaire dispose en permanence d’un encrier rempli. Il entrait dans les attributions de Madame Bourguignon de veiller à ce que le manuscrit d’Albert Martinet ne vienne pas à subir de retard par un approvisionnement insuffisant d’encre ou de papier.
Albert Martinet était économe. Il lisait et réfléchissait longuement avant de coucher le moindre le mot sur les feuilles qu’il avait sous les yeux, si bien que ces textes étaient rarement raturés. Les quelques lecteurs dont il requérait l’avis louaient la richesse de son vocabulaire, la précision de ses phrases et la fluidité de son style.
Durant ses longues heures de travail, rien ne le troublait. Tout au plus, un auditeur attentif aurait-il pu discerner une vague rumeur montant de la rue, étouffée par l’épaisseur des murs de son immeuble cossu. Parfois, le craquement subit d’une boiserie l’incommodait un court instant, mais ne faisait pas sursauter Monsieur Martinet. Madame Bourguignon qui venait tous les jours s’atteler aux occupations domestiques, avait été priée de se déplacer en silence et de s’enfermer dans la cuisine pour préparer les repas de l’ancien professeur de français en évitant des bruits de casseroles intempestifs. Vers midi trente, elle toussotait discrètement à la porte du bureau pour faire comprendre au professeur que le déjeuner était prêt et qu’il pouvait passer à table.
Le mercredi après-midi, Albert Martinet recevait sa seule visite de la semaine. Sa sœur Bérangère, accompagnée de son fils Julien venait s’informer de ses nouvelles. Bérangère prenait place à l’invitation de son frère sur l’un des fauteuils en tissu du salon. La sœur d’Albert Martinet avait atteint la cinquantaine sans jamais appuyer son dos sur les sièges où elle s’asseyait. C’était là le résidu de l’éducation que l’on recevait chez Amélie et Albéric Martinet, les parents d’Albert et Bérangère. C’est donc le dos droit et son sac à mains posé sur les genoux que Bérangère s’entretenait avec son frère.
A vrai dire, la conversation d’Albert et Bérangère d’une semaine ressemblait fort à celle de la semaine précédente. Albert s’informait poliment de la santé de sa sœur et de celle de son mari. Pour ce dernier, l’interrogation d’Albert Martinet était de pure forme puisqu’il avait décidé d’ignorer l’existence de cet homme. En effet, il n’avait jamais plus revu cet individu bavard et exubérant qui lui avait profondément déplu le jour du mariage de sa sœur. Lorsque Bérangère répondait qu’elle se portait pour le mieux ainsi que son époux, Albert hochait gravement la tête pour marquer son contentement. L’hiver, il attirait toutefois l’attention sur la nécessité de se vêtir chaudement pour ne pas attraper mal. L’été, il disait que la chaleur pouvait être incommodante si on ne prenait pas soin de boire plus que de coutume. De l’eau, bien sûr. Uniquement de l’eau !
Dès son entrée, Julien recevait l’autorisation de se rendre à la cuisine où il absorbait un bol de chocolat que Madame Bourguignon lui préparait à chacune de ses visites. Après sa collation, il pouvait se rendre au salon où l’enfant devait s’asseoir sur une chaise sans gesticuler inutilement pour ne pas fatiguer son oncle. Il avait néanmoins l’impératif de s’appliquer à répondre sagement à ses questions et de ne pas l’interrompre.
Selon le rituel établi, Albert Martinet interrogeait alors Julien sur ses résultats scolaires. Lorsque tout allait bien, Albert Martinet opinait de nouveau de la tête. Il insistait néanmoins sur l’obligation de ne pas négliger l’apprentissage des leçons, surtout la grammaire française. Lorsque Julien avait eu une mauvaise note, une légère moue de dédain affectait le visage de l’ancien professeur de français. D’une voix grave, il rappelait sa sœur à ses devoirs de surveillance. Il fallait que l’on soit sûr que Julien s’adonne à ses études avec sérieux.
Alors que l’enfant n’avait pas encore dépassé les bancs de la sixième, Albert Martinet agitait déjà la perspective du baccalauréat qu’il convenait de ne pas préparer au dernier moment comme le font tant de jeunes écervelés d’aujourd’hui.
A son tour, Bérangère s’inquiétait de l’avancement de l’ouvrage de son frère. Celui-ci fronçait alors le front pour expliquer qu’il était dans un passage difficile mais qu’il avait bon espoir de surmonter en effectuant de nouvelles recherches. Peut-être même, allait-il être obligé de se déplacer aux Archives Départementales.
Ce tour d’horizon des affaires familiales durait environ une heure après laquelle Bérangère, flanquée de Julien accroché à ses jupes, prenait cérémonieusement congé de son frère. On se promettait de se revoir la semaine suivante.
Après ce passage obligé, Albert Martinet replongeait avec délectation dans le silence de son cabinet. Il regrettait cette interruption, mais satisfaire aux obligations familiales entrait dans la conception rigoureuse qu’il avait de son existence.
Parfois lorsqu’il était un peu las, Monsieur Martinet soulevait les yeux de ses notes et son regard tombait sur la photographie qui lui faisait face, dans un cadre doré, sur le coin de son bureau. On y voyait ses parents le jour de leur mariage. Son père Albéric posait en grand uniforme de capitaine de cavalerie au bras de sa mère, vêtue d’une robe blanche stricte et d’un voile léger qui s’accrochait à ses boucles brunes. Albéric, la moustache conquérante, posait dans une attitude avantageuse. La poitrine gonflée montrait quelques médailles glanées dans des opérations coloniales lointaines. A ses cotés, Amélie paraissait, comme il se devait, plus effacée. Cependant à son regard noir et à son menton volontaire, on devinait déjà la mère exigeante et fidèle aux traditions familiales qu’elle allait devenir. Albert Martinet ne se rappelait pas avoir vu l’ombre d’un sourire sur le visage de sa mère.
Des souvenirs d’enfance revenaient alors à la mémoire d’Albert : les déjeuners familiaux durant lesquels les enfants ne devaient pas parler, les vacances studieuses dans le repaire paternel du Touquet consacrées à l’étude plutôt qu’aux jeux de plage, les visites interminables du dimanche après-midi dans les musées préhistoriques qu’affectionnait son père. Parfois, Albert Martinet entrevoyait furtivement l’esquisse d’une autre enfance ou plutôt la rêvait. Celle qu’il aurait pu connaître, joyeuse et insouciante comme ses condisciples de l’Ecole Normale, qu’il avait effarés par son rigorisme et son inaptitude totale aux fêtes estudiantines dont il se tenait résolument écarté.
Certains jours, quand les difficultés de l’écriture le torturaient vraiment, Albert Martinet se levait et poussait l’aventure jusqu’à se planter devant la fenêtre de sa bibliothèque. Dehors, les silhouettes qui se pressaient sur les trottoirs, les voitures qui transperçaient la brume, les devantures illuminées des commerçants lui paraissaient appartenir à un autre monde qui ne le concernait en aucune manière.
Lorsque l’été venait, un désagrément surgissait inéluctablement dans la vie d’Albert Martinet. Madame Bourguignon prenait quinze jours de congés et s’en allait se reposer chez son beau-frère, loin dans le nord de la France. Laissé seul face aux contraintes ménagères, Albert Martinet avait contourné cette difficulté en obtenant la possibilité de faire retraite dans une abbaye de bénédictins. En apprenant que l’ancien professeur allait vouer ce temps à poursuivre ses recherches sur un écrivain dont les rapports à la religion était notoirement distendus, le père supérieur avait fait la moue. Mais Albert, sortant magistralement de sa réserve habituelle, avait su le convaincre que le grand Honoré avait consacré sa vie à l’étude approfondie de l’âme et avait fait ainsi progresser la connaissance des turpitudes et de la vanité des ambitions des hommes. L’ecclésiastique convînt qu’il y avait là, en creux, un apport à la compréhension de la vie collective dont les prêtres séculiers pourraient tirer le plus grand profit pour exercer leur ministère. Il autorisa donc les venues d’Albert Martinet. L’extrême réserve du professeur de français le convainquit rapidement du sérieux de son travail.
Un jour, Albert Martinet reçut une longue lettre d’un ancien élève qui le plongea dans le doute. Le jeune homme entreprenait une thèse sur Honoré de Balzac et il sollicitait l’honneur d’être reçu pour recueillir les conseils d’un homme de lettres dont l’autorité en la matière lui paraissait indiscutable. Le sujet que le requérant avait choisi troubla Albert : l’amour physique dans l’œuvre du grand écrivain. Albert Martinet résolut de recevoir Victor Gardien : il n’avait jamais envisagé d’étudier cet aspect de l’œuvre balzacienne, mais il convenait qu’il y avait là un problème et peut-être un déficit dans son travail que le nouveau venu pourrait l’aider à combler. Pour lui, aucun sujet concernant l’auteur ne devait être écarté de la connaissance de ses contemporains. Albert était donc très heureux qu’un jeune émule s’y attaque.
Il mena de longs entretiens avec l’étudiant dans son cabinet de travail. Le maintien de ce dernier lui plût beaucoup. Victor Gardien l’appelait Maître et observait la plus grande déférence à l’égard de ses avis. Il se tenait, lui aussi, droit sur sa chaise. Sa coiffure sagement peignée sur le coté, ses lunettes aux montures désuètes et ses costume gris sans fantaisie montraient à Albert Martiner l’image d’un homme tout entier plongé dans la recherche littéraire, qui saurait ne pas succomber aux séductions artificielles et superficielles de la vie prétendument moderne. Son labeur dura de longues semaines pendant lesquelles il recourait fréquemment à l’aide de Monsieur Martinet, suivant avec application les orientations que ce dernier lui délivrait chaque fois que c’était utile.
Quelque mois plus tard, Madame Bourguignon commit l’erreur de croire qu’elle ferait plaisir à son employeur en lui apportant des coupures de journaux. Il y était question de Victor Gardien qui venait de remporter un prix littéraire envié. Albert Martinet put y voir son ancien disciple plastronner comme un jeune coq devant une multitude de photographes qui s’arrachaient le droit de tirer le portait du nouvel écrivain à la mode. Victor Gardien souriait aux objectifs d’un air satisfait.
Albert Martinet fut profondément déçu de cette attitude qu’il jugea indécente et ridicule. A cette occasion, Madame Bourguignon fut témoin d’un évènement exceptionnel. Le professeur Martinet s’indigna à haute voix. Lui qui était d’une humeur égale en toutes circonstances, lui qui considérait comme une faute de goût le moindre emportement, eut devant son employée de maison Bourguignon cette exclamation incroyable :
- Quel sacripant !
. Il garda une blessure vive de cette aventure et refusa de répondre aux lettres de Victor Gardien qui avait pris soin d’associer les bienfaits de l’enseignement d’Albert à sa notoriété soudaine.
Sur la fin de sa vie, Albert Martinet pressentit qu’il fallait accélérer la rédaction de son ouvrage. Le temps qui passait était source d’une grande inquiétude pour lui. Il avait prié Bérangère d’espacer ses visites pour gagner une heure de travail durant sa semaine. Désormais, il travaillait tard, sans se rendre compte de la différence entre la nuit et le jour puisque le même silence l’entourait quelle que fut l’heure de la journée. La rectitude scientifique dont il avait fait preuve tout au long de son existence ne devait pas être réduite à néant par un caprice du destin.
Il réussit enfin à faire publier en trois tomes son ouvrage en sacrifiant ses dernières économies. Celui-ci n’intéressa personne sauf deux universitaires japonais qui crurent bon de mettre en doute quelques unes de ses hypothèses. Cette contradiction provoqua la grande satisfaction d’Albert Martinet car il avait les arguments nécessaires pour réfuter avec aisance les observations nipponnes.
Albert Martinet quitta ce monde à l’hôpital. Dans sa chambre plongée dans une semi-obscurité, il attendait sa fin avec le sentiment du devoir accompli. Quelques heures avant de mourir, dans les bras de sa sœur, il murmura soudain ;
« Bérangère, ce silence…. Je n’avais jamais remarqué l’étrangeté de ce silence! »
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.