Le jeu du solitaire
Jenny avait des envies de voyages. Moi pas du tout. Le pire c’est qu’elle n’hésitait pas à passer de ses envies à leurs réalisations. Lorsque nous nous rencontrâmes, il fallut passer un accord très clair pour stabiliser durablement notre relation. Je ne devais en aucun cas m’opposer à ses déplacements en contrées lointaines, ni même exercer un quelconque chantage affectif pour éviter son départ. Pour éviter que je m’attache et par conséquent limiter le risque que je m’accroche à ses basques, il fut décidé de faire « appartement séparé ».
A y regarder de près, cet arrangement convenait parfaitement à mon mode de vie dont la décontraction en avait fait fuir plus d’une. Je ne me sentais pas capable d’entrer dans de longues négociations pour partager équitablement les tâches ménagères ou de sacrifier mes week-ends à des visites de courtoisie chez sa grand-mère qu’elle adorait.
Lorsque l’objet de toute mon attention planta ses yeux clairs dans les miens et m’annonça qu’elle venait d’organiser son départ prochain en Afghanistan, je manquai de m’étouffer avec la saucisse frite dont je me nourrissais habituellement dans notre pizzeria préférée.
Je me permis de rappeler à Jenny que selon tous les journaux dignes de foi, le pays était à feu et à sang, et que l’enlèvement de touristes ou de journalistes pouvait y être considéré comme un sport national. En retour, j’appris que je ne comprenais rien à une civilisation martyrisée ou plus exactement que je jugeais la situation sociopolitique du pays avec des critères d’occidental bouffi d’orgueil, rendu aveugle par des habitudes d’hyper consommation et d’opulence absolument écœurantes lorsqu’on les observe depuis les sommets des montagnes d’Asie Centrale.
Le coup de grâce me fut porté au dessert lorsqu’elle me démontra qu’elle aurait beaucoup plus de chances de rencontrer la vraie vie en se déplaçant seule dans le pays plutôt qu’en groupe de touristes. Elle faisait l’hypothèse que des troupes mal intentionnées trouveraient plus d’intérêt à prendre d’assaut un autocar bourré d’occidentaux que son petit 4×4 à bord duquel elle envisageait de se balader.
Au café, elle jugea bon de me réconforter, en me rappelant qu’elle emportait avec elle un équipement satellitaire qui lui permettrait de rester en contact avec le monde raisonnable en l’occurrence moi et sa mémé. A son retour, le reportage qu’elle allait vendre à un hebdomadaire célèbre allait faire l’effet d’une bombe. En espérant détendre l’atmosphère, je rétorquais que j’espérais qu’il n’y aurait pas d’autre bombe dans cette aventure. Jenny ne rit pas et me dispensa de l’accompagner à l’aéroport. Pour tout service, elle me pria de nourrir son chat Pouf et d’arroser ses plantes en son absence.
Après son départ de la terre natale et contrairement à ma crainte, je connus quelques jours de détente. Après tout, elle faisait ce qu’elle voulait. Notre relation pour délicieuse qu’elle fut par moments, s’avérait très prenante. Je n’avais plus à me préoccuper de combiner son emploi du temps avec le mien ou d’imaginer les sorties de week-end qui conviendraient à son humeur et à la mienne. Je retrouvais les soirées foot à la télé entre potes qu’elle exécrait. Je m’acquittais tranquillement de ma tâche auprès de Patouf, son siamois et de ses géraniums préférés.
Le troisième jour, je reçus un message par Internet. Jenny m’apprenait avec un brin d’ironie qu’elle était toujours vivante et qu’après des tracasseries policières dont je n’avais aucune idée, elle quittait Kaboul et prenait la route vers le nord-est, une province peu affectée par la violence guerrière. Cette dernière nouvelle me rassura un peu. J’avais soudain l’envie de la revoir vivante.
Les jours suivants, mes occupations professionnelles me faisaient oublier l’Afghanistan. Seule ma visite quotidienne de Pouf, le félin dont j’assurais la subsistance, me ravivait la mémoire. Tout en ouvrant une réserve de boîtes de nourriture pour chats domestiques, je m’interrogeais sur notre couple. Le doute m’envahissait. J’en vins à me demander si une relation durable entre Jenny et moi s’accommoderait d’une profonde différence de nos centres d’intérêt.
Il faudrait bien, un jour, se dire la vérité. Mes goûts casaniers, mes promenades dominicales dans les bois de mon enfance, surtout lorsqu’ils s’enflammaient sous les derniers rayons de l’automne, mes habitudes quotidiennes dans les commerces de mon quartier, les mêmes gestes, les mêmes paroles d’un jour à l’autre, tout cela me convenait à merveille. Pas elle.
Au bout de la première semaine, la nouvelle tomba. Brutale. Une jeune journaliste française avait été enlevée près d’Herät. Je m’aperçus que c’est ce que je redoutais le plus au monde.
Je fonçai chez mon buraliste habituel et lui enlevai une pile de journaux du soir dans l’espoir d’en apprendre plus. Les actualités télévisées ne révélèrent pas l’identité de l’otage. Pour des raisons de sécurité parait-il, ce qui achevait de m’insécuriser. J’étais dévoré d’inquiétude et en même temps étonné de mon angoisse. Décidemment, les jours de Jenny m’étaient chers. Plus que je ne l’imaginais.
C’est le lendemain soir que je reçus enfin un mail apaisant. Elle avait trouvé refuge dans un village du Badakhshan. Les paysages étaient superbes, les habitants pauvres mais accueillants. Elle avait l’envie de m’administrer un long cours sur la géographie et l’économie locale. J’y appris que les femmes faisaient leur lessive à la rivière, qu’elles luttaient durement pour produire leur propre pitance et nourrir leurs nombreux enfants et que tous s’en sortaient en cultivant le pavot, responsable des ravages que l’on sait dans les milieux désocialisés de nos pays occidentaux. Jenny se doutait que ces considérations géopolitiques me dépasseraient et elle le regrettait profondément. Selon elle, j’avais tort de me laisser endormir par ma vie confortable d’européen nanti au lieu de m’enrichir au contact des civilisations primitives. Ceci dit, elle admettait que, bien qu’étant un peu étroit d’esprit, elle me trouvait sympathique quand même. Limite rigolo, disait-elle dans un langage marqué du sceau de sa jeunesse.
Je répondais amèrement en me réjouissant qu’elle trouve son voyage idyllique, pendant que je me rongeais les sangs. Puis j’effaçai ma réponse pour paraître un peu moins acariâtre. J’insistais plutôt sur le plaisir que j’avais à la voir s’éclater dans la réalisation de ses projets.
Je décidai alors de me mettre en veille. C’est-à-dire que j’entrepris de me convaincre que je n’avais jamais rencontré cette femme, que son expédition m’était totalement indifférente et que, si je nourrissais un siamois, c’est qu’une vieille tante partie en voyage dans le Poitou me l’avait demandé. J’évitais d’ouvrir ma messagerie pour ne pas lire les mails qui s’y accumulaient. Je ne lisais plus les journaux qui ouvraient systématiquement leurs unes sur les évènements en provenance de Kaboul. Je me réfugiais dans la lecture des quotidiens sportifs, les seuls que les divers attentats internationaux laissaient complètement indifférents. En un mot, je rayais mentalement Jenny de mon existence. Mon hypothèse était que mon attente exacerbait mon inquiétude. Si je faisais semblant de ne rien espérer, j’allais sûrement tromper mon angoisse.
Mon stratagème fonctionna pendant une semaine. Je retrouvais de l’entrain pour mon job. Je me faisais une joie de servir son repas au matou de ma tante du Poitou. Je m’enthousiasmais pour les performances des athlètes de ma région. Bref, je m’intéressais à tout, sauf à l’essentiel de ce qui aurait du m’intéresser.
Je fus durement rappelé à l’ordre quelques jours avant son retour prévu. En passant devant l’échoppe de mon buraliste habituel, mon regard ne put éviter de tomber sur la première page des journaux. Le visage souriant de Jenny s’y étalait. Cette fois-ci c’était certain : une horde de gangsters inconnus venaient de l’enlever sur une route poudreuse que les spécialistes considéraient pourtant comme moins dangereuse que les autres jusqu’à cet incident.
Je ne pouvais plus feindre avec moi-même. La journée se passa en conciliabules avec ses collègues de travail du quotidien qui l’employait. Que pouvait-on faire ? Le Ministre des Affaires Etrangères avait entrepris des contacts. Ce n’était pas simple. Jenny était tombée sur des éléments incontrôlés qui n’appartenaient à aucun groupe répertorié. L’espoir résidait dans le fait qu’elle pourrait servir de monnaie d’échange entre ses ravisseurs et des réseaux politiques avec lesquels des négociations seraient possibles.
J’attendais donc avec impatience que des terroristes respectueux des usages veuillent bien revendiquer son kidnapping. Je priais mentalement pour que nos agents secrets que j’imaginais en pleine action au fond de vallées inconnues, se débrouillent pour obtenir des informations encourageantes sur le nouvel otage.
La semaine suivante fut un calvaire sauf pour Pouf qui continuait à attendre ses repas avec placidité. J’en avais fini avec la tante du Poitou. Je dévorais la presse quotidienne. J’exaspérais les services du Ministère par mes appels quotidiens.
Je n’aurais jamais cru vivre ce que je connais aujourd’hui. Moi qu’un simple déplacement en TGV rend malade. Moi qui n’ai jamais envisagé de passer mes vacances d’été au-delà de la plage municipale de Grau-du Roi. Me voilà dans une salle d’embarquement à Roissy. Un billet d’avion dans ma pochette, un mini-ordinateur sur les genoux sur lequel j’écris frénétiquement mon histoire comme s’il s’agissait de mes dernières volontés.
Autour de moi des silhouettes se déplacent avec aisance. Certaines plaisantent entre elles. En anglais ou alors dans des dialectes bizarres. Comme s’il était parfaitement naturel de s’envoler pour un pays où l’on vous ravit celle qui vous tient à cœur.
Et qui ferait mieux de partir en reportage sur les plages du Languedoc.
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