Au bar des amis
3 mars, 2011Comme chaque jour vers dix-huit heures, Georges et Lucien sont accoudés au zinc de Louis devant leurs petits blancs. Soixante dix huit ans d’atelier à eux deux, ça forge une amitié. La retraite, ça ne forge rien du tout, mais au moins on a le temps de s’en apercevoir.
Georges n’est jamais peigné. C’est une marque de fabrique : chez lui, le cheveu, gris maintenant, est hirsute et rebelle. Juste après la guerre, Maria lui avait bien acheté un peigne, mais il a rendu l’âme après quelques escarmouches capillaires. Georges a de merveilleux yeux, bleus pâles, étrangement expressifs dans un visage largement creusé par les atteintes de l’âge. A l’atelier, il s’était taillé une belle réputation d’endurance, Georges. Petit et sec, il se comparait facilement à un coureur éthiopien de dix mille mètres. On aurait dit qu’il pouvait courir de partout, à la même allure, des bureaux aux machines en passant par la salle syndicale pendant une éternité. Georges a toujours eu envie de tout connaître de la vie avant qu’elle ne lui échappe. Il est à la fois anxieux et attentif à son entourage, c’est pour ça que Lucien l’aime bien.
La silhouette de Lucien est l’opposée de celle de George. A la sortie de l’usine, on les appelait plaisamment Laurel et Hardy. On ne peut pas dire que Lucien soit gros, il est fort. Son estomac pansu déborde systématiquement de son pantalon malgré la résistance acharnée de la ceinture. Sa petite tête moustachue trône au-dessus d’un torse en forme pyramidale. Le regard est noir et prompt à s’étonner. Lucien est surpris de beaucoup de choses. Son béret, marqué par les blessures du temps, couronne son front glabre. Parfois il est rejeté en arrière, geste favori de l’homme lorsqu’il sent le moment venu de réfléchir. Lucien est un homme pondéré qui n’aime pas l’agitation, ou plutôt qui ne comprend pas qu’on puisse ne pas prendre le temps de vivre. Il regarde la fébrilité permanente de Georges comme un objet de curiosité. Par moment, il se peut qu’il l’admire.
Aujourd’hui, Lucien pense qu’il va falloir basculer son couvre-chef vers l’arrière. On est mardi. Chaque jour, Georges pose beaucoup de questions à son ami, d’une part parce qu’il faut bien entretenir la conversation et d’autre part parce qu’il est comme ça, Georges : il faut qu’il s’interroge. Mais le mardi, c’est encore plus grave : c’est le jour des problèmes philosophiques. L’angoisse existentielle le saisit toutes les semaines, à peu près à la même heure. Aujourd’hui, il se passe longuement la main sur le menton avant de poser la question dont il entend débattre.
- Lucien, tu vois… Finalement, je suis pour l’inégalité entre les hommes.
L’attaque est rude pour Lucien qui n’avait pas préparé le sujet. Il a repoussé son béret en position de pensée profonde, mais il sent que la manœuvre va être insuffisante : il déboutonne sa vareuse, toussote pour se donner le temps de répondre et prend un risque :
- -Georges, tu ne vas quand même pas voter à l’extrême droite !
Lucien ne sait pas trop pourquoi il a répondu ainsi mais il sait qu’il faut donner le répartie à son ami. Sinon, ce dernier sera malheureux car il ne pourra pas creuser sa pensée.