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Echanges

16 décembre, 2010

Le car de l’entreprise vient d’ouvrir ses portes. Louis et deux autres compagnons en descendent. Louis est fatigué. A 53 ans, monteur sur la chaîne de fabrication automobile à l’autre bout de la ville, il doit encore quelques années de travail à la société. Théoriquement. Car on parle de plus en plus de fermeture, de licenciements, de mises à la retraite anticipée. Louis ne sait pas de quoi demain sera fait. Demain ? C’est une façon parler. Demain sera samedi. Louis pousse un soupir : il vient d’atteindre un nouveau week-end avec le soulagement de celui qui ne sait s’il pourra atteindre le suivant. Doigts noués dans les lacets qui ferment un sac de toile qu’il porte sur le dos, il croise Madame N’Diaye.

Elle, elle va au boulot : nettoyage de bureaux après le départ des employés. Le regard de Louis s’illumine un instant de sympathie : la confraternité des travailleurs manuels parle :

« Alors Madame N’Diaye…. Boulot-boulot ? »

Madame N’Diaye ne répond pas. Enfin, elle ne sait plus quoi répondre. Monsieur Louis lui lance la même phrase tous les soirs, à la même heure, au même endroit. Elle lève donc les yeux au ciel avec un semblant de conviction. Comprenne qui pourra. Surtout pas elle. Venu du Sénégal avec son homme, il y a 20 ans, elle a le temps de ne plus avoir le temps de réfléchir à son sort. Elle ne s’en plaint pas d’ailleurs de son sort. Il y a dix huit mois, elle a décroché ce boulot dans une société de nettoyage. C’est un progrès. Et puis ce n’est pas forcément désagréable, même si la chef passe de temps à autre le doigt sur le dessus des armoires qu’elle est supposée épousseter. Tiens voilà, Aurélie la gamine du 5ème. Sa mère se saigne pour l’envoyer en fac. 18 ans, cheveux au vent, beaucoup de légèreté dans la démarche et le comportement. Madame N’Diaye sait les souffrances de la mère. Elle avise la fille qu’elle a vu grandir d’un air qu’elle veut à la fois sévère et affectueux :

« Et ne rentre pas trop tard Aurélie, ta mère t’attends!… »

La jeune fille a un coup d’œil moqueur vers l’africaine :

« Mais oui, Madame N’Diaye, mais oui!… »    

(suite…)