Un visiteur embarrassant
Ce matin-là, la rame du métro est bondée. Martial est adossé à la porte opposée à celle qui s’ouvrira au prochain arrêt. Autour de lui, la clientèle habituelle de la RATP patiente, le regard plongé dans le vide ou dans un survol expéditif des journaux à lecture rapide. A côté de Martial, un jeune black en survêtement violet se balance d’un pied sur l’autre au rythme d’une musique muette qu’un baladeur invisible distille dans ses oreilles. A sa gauche, une jeune fille rondelette, en blouson imitation de cuir noir et courte jupe plissée, serre précautionneusement son sac sous son bras. Deux ou trois personnes se bousculent devant Martial pour agripper la barre de maintien qui les préservera des cahots du wagon. Une vieille dame tremblante peine et s’assoit enfin sur un strapontin grâce à l’obligeance d’un ouvrier en salopette bleue qui mâchonne encore un mégot éteint au coin de sa bouche lippue et de son menton dévoré de pilosité.
Ce peuple ordinaire est vêtu modestement. Tout ces gens semblent voûtés, comme courbés sous le poids de l’ennui, des problèmes de fin de mois et de la grisaille d’une vie sans relief. Par réaction instinctive à cette vision, Martial redresse sa haute taille. Il a l’œil noir et vif, les cheveux humides et peignés à la diable comme les portent les jeunes d’aujourd’hui. Sa carrure, cintrée dans un costume taillé dans un tissu de qualité dénote un jeune homme sportif, aux revenus aisés. C’est un être humain que le langage populaire range volontiers sous le vocable de « jeune cadre dynamique ». Comme ses congénères, Martial sait que sa carrière professionnelle dépend plus de son allure et de son savoir être que de sa compétence.
Soudain, c’est l’incident qu’il redoutait depuis quelques temps.
- Marsupilami !
Le cri de Martial a fait sursauter ses voisins qui le dévisagent avec anxiété. La jeune fille rondelette se faufile un peu plus loin dans la foule. Cette ligne de métro est connue pour la fréquence des agressions commises par les détraqués qui la hantent. Il faut être prudente !
Martial garde son sang-froid comme s’il n’avait rien dit ou alors comme si évoquer le nom d’un héros de bande dessinée à haute voix au milieu de cette foule ensommeillée est une activité tout à fait ordinaire et convenable.
Pourtant, Martial sait qu’il vient de révéler inopinément au monde un problème dont il souffre depuis longtemps.
Martial parle tout seul.
Lorsqu’il soliloque dans sa salle de bains ou dans sa chambre, cette manie est considérée par le corps médical comme insignifiante. Peut-être même est-elle partagée par des millions de français dans leur intimité solitaire. Mais jusqu’à ce jour, Martial n’avait pas émis de mots à voix forte devant des tiers. Et voilà qu’une dizaine d’inconnus l’ont parfaitement entendu proférer ce vocable insolite dans un lieu où chacun se renferme dans un silence pesant, insensible et souvent dédaigneux de son voisin.
En dépit de son impassibilité, un grand désarroi envahit Martial. Les secondes qui suivent cette parole étrange, il les consacre à retrouver son calme. Il y a de quoi s’inquiéter en effet. Car non seulement Martial monologue, mais il articule des phrases ou des morceaux de phrases qui n’ont aucun rapport avec la situation qu’il vit. C’est comme si un autre individu logé dans son corps les prononçait à sa place. En un mot, Martial n’a aucune idée de la raison pour laquelle, dans cette rame bringuebalante et empuantie des odeurs matinales, il a soudain crié : « Marsupilami !».
En descendant à son arrêt de destination, le jeune black se retourne vers lui, rigole et comme s’il s’agissait d’un jeu, lui lance une répartie :
- Milou !!
Martial sourit faiblement. Il s’est ridiculisé devant une dizaine de personnes qu’il n’a jamais vues et qu’il ne croisera plus. Ce n’est donc pas le plus grave. Mais comment va-t-il se comporter devant ses collègues de bureau ?
Martial a consulté ce bon docteur Moulinot, le médecin de famille depuis plusieurs générations. Achille Moulinot a longuement lissé le peu de cheveux gris qui foisonnent encore sur son crâne d’œuf et a prononcé son verdict d’un ton qui ne laissait aucun doute sur son impuissance face au problème d’élocution spontanée de Martial :
- Je vois, je vois ! Peut-être que quelques jours de repos ne vous feraient pas de mal…
En arrivant à son bureau, Martial est donc préoccupé. Son état vient d’empirer subitement puisque, pour la première fois, il s’est exprimé d’une manière incontrôlée en public. L’incident tombe mal : dès neuf heures, il doit intervenir dans une réunion importante pour présenter un projet, fruit de plusieurs mois de travail, devant des clients japonais.
A l’heure dite, les nippons sont assis dans la grande salle de réunion, sous le portrait de Jean-Hubert Poulain-Marin, le fondateur de la société d’ingénierie en travaux publics dans laquelle Martial travaille dur depuis deux ans. Cinq paires d’yeux bridés se braquent imperturbablement sur les costumes cravates qui entrent un par un dans la pièce.
A titre exceptionnel, le fils Poulain-Marin est là. Entouré de ses courtisans les plus assidus, Jean-Eudes Poulain-Marin s’est emparé du fauteuil réservé aux hôtes de marque. Il y a installé sa cinquantaine grisonnante et sa panse avantageuse, gonflée des multiples repas d’affaire gastronomiques ou totalement indigestes qu’il honore de sa présence massive.
Après un discours insipide et convenu, son visage buriné et hâlé par les congés qu’il vient de passer aux large des Canaries sur son yacht personnel se tourne vers Martial. Martial, bien noté par sa hiérarchie, a été choisi pour cet exercice difficile aux dépens de Louis Gardon, pourtant plus expérimenté que lui. Gardon a pris place en face de son jeune rival sans cacher son dépit.
L’introduction de Martial est soignée. Il a préparé un diaporama agrémenté d’effets spéciaux et d’une musique adaptée qui envahit la pièce qu’une assistante zélée a jetée dans la pénombre. Il présente sa société sous des dehors à la fois sobres et flatteurs. Il lui semble que l’attitude crispée du fils Poulain-Marin se détend un peu.
Martial se concentre sur son vocabulaire. Surtout ne pas laisser parler l’ennemi qui l’habite. Il ne manquerait plus qu’il parle du Marsupilami de son enfance devant cette assistance guindée, mais à fort pouvoir d’achat !
Son exposé ronronne. Deux ans de labeur sur ce dossier, ça compte tout de même ! Les japonais sont toujours aussi flegmatiques, mais Martial se dit qu’il ne faut pas compter sur un nippon pour dérider l’assistance !
La conclusion de Martial est particulièrement enlevée, elle va emporter la conviction de ces futurs clients et le marché qui va avec !
- Messieurs, au terme de mon exposé, vous l’aurez compris : le produit va assurer une avance technologique considérable à votre entreprise ! Vous allez pouvoir… GARGANTUA !!
A cette interjection stupide, Jean-Eudes Poulain-Marin a sursauté bruyamment sur son siège comme s’il était interpellé. On dirait que son teint bronzé pâlit à vue d’œil. Il semble même qu’une légère goutte de sueur perle au coin de ses lèvres fines.
Louis Gardon promène un sourire entendu sur l’assistance. Il n’a rien compris au problème de Martial, par contre il conçoit tout de suite le parti qu’il va tirer de la situation. Voilà ce qui arrive lorsqu’on confie un dossier aussi lourd à un jeune, frais émoulu de son école, au lieu de compter sur son expérience !
Martial, lui, a compris. Enfant, il était fasciné par cette histoire de géant rabelaisien. L’inconnu qui sommeille au plus profond de son être ne l’a pas oublié. Peut-être s’est-il installé tranquillement quelque part dans le subconscient de Martial avec sa lecture favorite. Reprendre le contrôle de la situation, vite, vite !
C’est alors que l’impensable se produit. Un des japonais, sans doute le plus ancien, vénéré par ses collègues pour sa grande sagesse, se lève, replie ses lunettes qu’il range soigneusement dans sa pochette et éclate de rire :
- Très drôle ! très drôle ! J’achète le projet GARGANTUA !
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