Une conversation de père à fils

 Jean vient de rejoindre son père à la table du petit déjeuner en trainant les pieds et en se grattant fortement le torse vêtu d’un tee-shirt à la gloire d’une université américaine. 

Marc se fait du souci pour son fils. Depuis, le départ de sa mère, il a fait comme il a pu. Mais, il ne sait pas grand-chose de ce que Jean fait de ses journées lorsque le lycée est fini. Sauf que Jean se fait appeler Johnny par ses copains pour faire américain. 

Sa trogne maussade et sa chevelure hirsute dépasse à peine des pots de confiture et du sac de  biscottes. Dans un lointain souvenir, Marc se souvient encore du visage de bébé qu’il avait devant lui, à la même place. Il y a si longtemps. 

« Tu veux du café ? » 

« C’est clair… » 

Marc a envie d’une conversation avec son gamin. Il fait mine de s’interroger. Pourquoi les jeunes d’aujourd’hui répètent-ils à tout bout de champ que les choses sont claires surtout quand elles ne le sont pas ? 

Jean allonge sa lippe inférieure en émettant un bruit singulier. Quelle question ! C’est bien une question d’ancien ! Et puis s’il faut maintenant se demander pourquoi on dit ceci ou cela, la vie va devenir d’un compliqué !

Marc insiste. Jean répond qu’il dit que « c’est clair !’ » parce que tout le monde le dit. Il ne manquerait plus qu’il passe pour un bouffon au lycée en employant des tournures de langage sophistiquées ! 

Marc a envie de pousser le jeu. Il propose à son fils d’être l’inventeur d’une nouvelle formule passe-partout. Une telle initiative pourrait lui  assurer une gloire quasi permanente  dans les travées de son établissement scolaire ! 

« Tu pourrais dire par exemple : c’est midi ! N’importe quand ! » 

Jean arrête un instant la mastication bruyante de sa biscotte et jette un regard inquiet à son père.  Qu’est-ce qui lui prend ? Il lui rétorque que son invention n’a pas de sens. Il ne va pas claironner « c’est midi ! » à toutes les heures de la journée. La première fois, ça fera peut-être marrer les copains, mais ça va vite devenir naze. 

Son père en convient, mais si Jean veut émerger du lot des anonymes dans la vie, il faudra qu’il sache faire preuve d’imagination et ne pas avoir peur de dire n’importe quoi en prenant l’air assuré d’avoir raison. Après tout, il y a bien quelqu’un qui a commencé à dire « c’est clair », un jour de brouillard ou une nuit sans lune ! 

Jean marmonne. Où on va là ? Il jette un regard inquiet au-delà de la porte ouverte qui donne sur le salon. Il ne semble pas que son père ait fumé la moquette. Il répond à son géniteur que « c’est midi » est une interjection dont on aperçoit tout de suite l’aspect artificiel. Et puis, il lui vient une belle formule à l’esprit qu’il a envie de sortir à son père pendant qu’il a le nez dans son bol de café : 

« C’est une vraie escroquerie intellectuelle, ton truc ! » 

« Peut-être, mais je vais te donner un autre exemple.. » 

« Quand tu entends les gens te dire … on verra… » 

Marc laisse son fils barboter dans un instant d’étonnement tout en se resservant copieusement de confiture de fraises. 

 « On verra, c’est un verdict. En fait, on ne verra rien du tout. Je fais semblant de poursuivre la conversation mais j’enterre l’affaire et c’est terminé. » 

Jean reste coi. Comment peut-on dire des choses qui veulent dire autre chose que ce qu’on dit ? Et puis qu’est-ce qu’il prend à son père de lui faire des cours de linguistique un dimanche matin, au lieu de retourner lire son journal dans son lit comme d’habitude ? 

Marc s’anime. Il est assez content de jouer son rôle de père : 

« Un autre exemple : tu ne peux pas t’imaginer le nombre de gens qui terminent leurs conversations d’affaires en disant : on se rappelle ! Alors qu’ils savent très bien qu’ils ne rappelleront personne ! » 

Jean achève sa montagne quotidienne de céréales. Il ne comprend pas grand-chose à la situation. Les relations avec son père sont marquées habituellement d’un silence pesant et gêné. On coexiste, on se respecte, mais on n’a pas grand-chose à se dire. Cette histoire de gens qui affirment qu’on va se téléphoner sans se téléphoner ne lui dit rien qui vaille. Le premier qui lui fait un coup comme ça aura à faire à lui. 

Marc continue en souriant : 

« Tout ça, ce sont des codes sociaux ! Jean ! Il ne faut pas casser les codes sociaux !» 

Jean pense d’une part qu’il ne peut pas décemment demander à son père de l’appeler Johnny et d’autre part qu’il cassera ce qu’il voudra.  Il a horreur de l’hypocrisie. Comment peut-on vivre dans un monde où l’on peut dire que l’on voit sans voir ou que l’on téléphone sans téléphoner ? 

Il se lève de table en repoussant bruyamment sa chaise. 

« Tu vas voir tes copains ? » 

« C‘est clair ! » 

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