La pétition
Louis était inexistant. Certes, il était doté d’une enveloppe corporelle, d’une apparence physique et d’une carte d’identité, mais tout se passait comme si ces réalités étaient invisibles aux yeux d’autrui.
Son corps aurait pu lui permettre d’entretenir encore quelques illusions sur sa capacité à figurer en société, mais l’aspect de sa physionomie lui ôtait toute possibilité d’y briller ou simplement d’attirer l’attention.
Sa silhouette voutée témoignait d’une tendance scoliotique sur laquelle le corps médical ne s’était jamais penché. Les parents de Louis considéraient qu’il était bien suffisant pour chaque être humain de bénéficier d’une anatomie disposant des fonctions biologiques essentielles. Nul n’était besoin de dépenser de l’argent pour la rendre attirante compte tenu du fait que la vie et la mort se chargeaient, de toute façon, de la détruire à petits feux. Louis promenait donc une silhouette courbée assez disgracieuse.
D’une taille légèrement au-dessus de la moyenne, il ne dominait pourtant rien de son regard binoclard. Même quand, il se présentait devant un homme de taille inférieure, on avait l’impression que c’était Louis le plus petit. Il avait une manière immatérielle de se tasser sur lui-même lorsqu’il croisait ses congénères de façon, sans doute, à ne pas risquer de les contrarier.
Ses grands bras maigrichons battaient l’air comme pour surnager dans le marécage de son mal-être ou alors pour donner l’impression qu’ils étaient occupés à quelque chose. Ses mains et ses doigts se tordaient souvent les uns dans les autres d’une manière empruntée et malhabile.
Chaque fois qu’il arrivait quelque part, ses yeux s’agitaient, clignotaient, tourneboulaient comme s’ils voulaient jaillir de ce corps pour le laisser se débrouiller avec ses interlocuteurs du moment. Son visage n’inspirait rien. Ni sentiment amical, ni compassion, ni rejet horrifié. Il était de ceux dont on ne se souvenait jamais ou alors qu’on confondait avec celui d’un autre, tout aussi insignifiant. Même sa paire de lunettes ne retenait pas l’attention : elles étaient d’un modèle impersonnel et sans fantaisie qui figurait sur des milliers de nez comme le sien. Il était d’ailleurs particulièrement difficile de décrire le nez de Louis puisque d’une part peu de personnes sur terre ont la chance de posséder un appendice nasal très typé et que d’autre part, et en conséquence, celui de Louis était le nez de tout le monde.
Louis avait néanmoins suivi le cours d’une vie. Il était allé à l’école, au lycée, en faculté. Mais parmi ses semblables, personne ne se souvenait de lui. Il n’avait laissé derrière lui que quelques traces administratives dans les registres d’inscriptions aux cours ou aux examens.
Dans ces conditions, on se doute bien que l’entrée dans la vie active ce Louis n’allait pas aller sans susciter des tourments. Ses entretiens d’embauche furent un modèle de ce qu’il ne fallait pas faire dans ce genre de circonstances. Les spécialistes en placement de main d’œuvre ont longuement étudié son cas pour le donner en contre-exemple aux chômeurs qu’ils cherchent à réinsérer.
Une situation avait plus particulièrement été étudiée par les professionnels. C’était le 15 juin dernier, Louis se présentait dans les bureaux de la Société Moulingrin, spécialisée dans la production de moulins électriques à vocation d’ustensiles ménagers. L’hôtesse d’accueil ne leva même pas la tête à son arrivée tant la présence de Louis ne s’imposait pas. En toussant comme un catarrheux, il réussit néanmoins à faire prendre en compte sa silhouette, debout derrière le comptoir. Devant le chargé de recrutement, la prestation de Louis fut catastrophique à tel point que l’homme, appelé dans un autre bureau oublia son existence. Vers dix-neuf heures, c’est la femme de ménage qui raccompagna ce pauvre Louis jusqu’à l’ascenseur à travers les bureaux déserts.
Louis parvenait néanmoins à fréquenter quelques personnes médiocres qui se réconfortaient de leur médiocrité en parlant entre eux, avec un sourire entendu, de ce « pauvre Louis » qui n’arrivera jamais à rien.
Car Louis n’avait aucun talent. Mais alors strictement aucun talent. Maurice, qui était le leader d’opinion de ce groupe de gens de peu qui constituaient le seul réseau de connaissances de Louis, Maurice –disions-nous- l’impressionnait par sa faculté de toujours trouver quelque chose à dire en toutes circonstances. Il avait l’air très documenté aussi bien sur la question du financement des retraites que sur le dernier film de Brad Pitt. Gérard qui était aussi l’un des piliers de l’équipe n’avait aucune culture particulière, mais la plupart du temps, il avait en réserve quelques bonnes blagues pour divertir les autres. Louis s’efforçait de se plier en deux pour participer à l’hilarité générale bien que les galéjades de Gérard lui parussent souvent sans aucun intérêt. Janine, une célibataire endurcie, avait pour occupation principale de parcourir le monde, après une carrière de contrôleuse à la SNCF qui avait laissé des traces dans les annales ferroviaires tant il est vrai qu’elle excellait dans la chasse aux resquilleurs avec une sévérité exemplaire. Ses expéditions dans les Andes ou en Extrême Orient donnaient lieu à de longues soirées de projections de films auxquelles, par charité, elle conviait Louis, lequel mimait un intérêt fondamental pour cette découverte, par Janine interposée, de paysages et de civilisations dont il n’avait strictement rien à faire.
Parfois, lors de séances d’un ennui mortel, lorsqu’on avait épuisé les fanfaronnades de Gérard et que les projets exotiques de Janine avait été passés en revue, on se préoccupait de Louis :
- Et toi, Louis ? tu n’as rien à nous dire ?
On savait que Louis n’avait rien à raconter puisque, tout en ayant une réalité physique, il ne pratiquait aucune activité digne d’intérêt. On l’interpellait en se regardant du coin de l’œil, on se rassurait de son inexistence, et on se félicitait de cette bonté fraternelle que le groupe manifestait en prenant en charge ce « pauvre Louis ».
Et Louis que pensait-il de lui-même ? Louis s’était sagement résigné. Il avait admis, comme lui avait enseigné grand-mère Pauline avant de mourir qu’il fallait de tout pour faire un monde. Ainsi donc, il tenait le rôle de celui à qui il n’arrive jamais rien, qui ne trouve jamais rien à dire et qui n’a aucune ressource personnelle qui lui permettrait de briller en quoique ce soit. Il en fallait, après tout, des gens comme lui pour permettre à ceux qui tenaient le haut du pavé de s’exprimer pleinement. Louis pensait qu’il était le spectateur passif et bienveillant d’un grand théâtre qui ne ferait jamais appel à ses qualités d’interprète puisque son rôle prédestiné était justement d’assister à la représentation.
C’est le jour du 18 juin que tout se précipita. Ce jour là resta dans la mémoire collective du groupe qui se chargeait d’accueillir la triste mine de Louis. Vers 18 heures, Maurice, Gérard, Janine et quelques autres était attablés au Splendid devant plusieurs demis bien frais car le temps était à la canicule.
Louis déboula tout essoufflé dans le cercle en bousculant quelques guéridons. Son excitation ne fut pas remarquée d’emblée : même quand Louis s’agitait, il ne parvenait pas à imprimer sa présence dans l’espace. Il fallut attendre que Gérard termine sa dernière histoire grivoise pour que quelqu’un se tourne vers Louis qui ne tenait plus en place :
- Quelque chose qui ne va pas, Loulou ?
Il se produisit alors une chose qui aurait pu le stupéfier s’il avait été dans son état normal : tous les regards se tournèrent vers lui. Il était le centre de l’attention d’êtres humains ! Dans la seconde et demi qui suivit, un deuxième évènement extraordinaire se déroula, Louis s’entendit parler. Les autres aussi. Dans un souffle rauque, ils l’entendirent clairement :
- Je l’ai rencontrée !
On se frotta le menton, on se consulta du regard, on imagina le pire pour la santé de Louis. Eh bien, on eut tort ! Lors de la pause méridienne, Louis, qui avait enfin décroché un emploi à temps non seulement partiel mais très temporaire comme aide-archiviste à a bibliothèque municipale, s’était installé dans un jardin public et son regard avait croisé celui de Linda.
Le groupe qui entourait Louis prit peur. Louis raconta Linda et tînt la parole dix minutes sur ce sujet qu’il connaissait à peine avec une volubilité incroyable pour ceux qui le connaissaient. En un mot Louis venait de monter sur scène.
Linda était d’origine portugaise comme l’aurait laissé supposer à n’importe quel observateur cosmopolite sa chevelure jais et son regard de braise. Elle tenait de sa mère, diseuse de bonnes aventures dont on s’arrachait les prestations dans les fêtes foraines de quartier, un talent certain pour l’introspection. Enfin…surtout l’introspection des autres. En partageant son sandwich avec Louis, elle avait tout de suite deviné sa gentillesse, apprécié son calme et envisagé ses potentialités malgré son manque d’ambition et d’affirmation sociale.
Les jours suivants, on n’arrêta plus Louis. Dès qu’il rejoignait ceux qu’il n’hésitait plus à appeler ses « amis », il entamait le récit de son aventure avec celle que eux, ses amis, nommait « ta portugaise ». Maurice qui avait des informations de première main à développer sur les prochaines élections dans son quartier devait s’interrompre. A son grand désappointement, Gérard ne pouvait plus placer le début d’une histoire salace. Quant à Janine, qui préparait un voyage particulièrement audacieux au cœur de l’Ouzbékistan des milles et une nuits, elle s’impatientait de trouver un espace de communication qui lui aurait permis de faire admirer son goût pour l’aventure lointaine.
La relation entre Louis et Linda progressait aussi vite que se développait la personnalité désormais très affirmée de Louis. Non seulement, il s’exprimait, mais il avait un jugement tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il entendait ou lisait. Emporté par sa fougue, il émit même devant son Maurice et Gérard éberlués une opinion sur la crise économique internationale !
Vint, très rapidement, le moment où Louis et Linda envisagèrent de cohabiter. La recherche de l’appartement, son ameublement, les affres financières que ce charivari entrainait dans les comptes bancaires de l’un et l’autre, tout devenait des sujets à des discours enflammés quand Louis rejoignaient son cercle amical, le soir venu.
C’est le 5 juillet de l’année dernière que Louis reçut le courrier alors qu’il venait d’emménager avec Linda. La lettre était signée de chaque membre du groupe.
Les termes étaient choisis. Après avoir exprimé une véritable montagne de regrets en tous genres, les auteurs incitaient Louis à comprendre que sa présence n’était plus souhaitée. Il devrait savoir que lorsqu’on est en société, on ne monopolise pas la parole, on respecte le droit de chacun à s’exprimer, on n’envahit pas l’espace sonore de ses propres préoccupations à tout bout de champ. En un mot, on se tient correctement ! Avec réserve, quoi !
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