Il faut coucher Jérémy

La population qui se presse dans le hall de la gare de Lyon se divise en quatre catégories. La première est constituée des « têtes en l’air » qui passent leur temps à lever les yeux au ciel. On dirait qu’ils essaient de convaincre d’une prière muette le tableau des départs de train de l’urgence qu’il y  à prendre en considération le trajet qu’ils ont programmés. 

 Aux cotés de ce public d’usagers, se tient une classe sociale aux préoccupations moins élevées : « les affamés ». La principale occupation des « affamés » est de se presser devant les multiples échoppes qui vendent les mêmes sandwichs dégoulinants aux mêmes prix exorbitants avec la même impatience de vendeurs à l’air exaspéré et pressés d’en finir avec une journée qu’il recommenceront à l’identique le lendemain et pour de nombreuses années encore, compte tenu de l’état du marché du travail. 

Dans le bas de la hiérarchie sociale, on voit apparaitre derrière les « affamés », une catégorie humaine particulière : « les maudits ». Les maudits n’ont qu’une envie : accéder à la classe des « affamés ». C’est la raison pour laquelle ils se positionnent juste derrière ces derniers en tendant la main en vue d’une obole qui leur permettrait à leur tour d’accéder au rang « d’affamés ». 

-          T’as couché Jérémy ?

A huit heures du soir, il serait en effet temps que les enfants rejoignent leur lit. Une petite prière en plus serait du meilleur effet, mais apparemment le rituel à changer depuis ma jeunesse. 

Je sens que ce n’est pas l’avis de Jérémy qui doit être en train de s’abreuver de programmes débiles devant la télé familiale, dans son pyjamas à fleurs, tout en picorant tranquillement des popcorns interdits à la consommation des futurs obèses. 

-          Tu lui as lu son histoire ? Mais non ! C’est celle du loup et de la tondeuse à gazon qu’il veut !  Evidemment, tu ne fais jamais attention ! Il faut lui lire son histoire ! 

-          Comment ça, tu la connais par cœur ? C’est pas le problème ! Lis lui « le loup et la tondeuse à gazon ! » 

Poursuivons notre analyse sociologique. La quatrième caste est celle des « tireurs de valises à roulettes ». On pourrait même affiner la typologie. Parmi les « bagages roulants », la sous-caste majoritaire est celle des «bruyantes » qui ne peuvent pas avancer de cinquante centimètres sans émettre un cri  strident, éraillé et parfaitement insupportable pour les gencives sensibles. A leurs cotés, on distingue les « sournoises » qui vous montent sur les pieds au moindre écart incontrôlé, voire qui vous effilent les bas des dames tout en ayant l’air de ne pas l’avoir fait exprès bien entendu. 

-          T’as pensé à l’anniversaire de ta mère ? Non ! Mais tu vois pas que tu penses à rien ! 

Il aurait du passer un coup de fil à sa maman, c’eût été convenable.  Mais, il a sûrement passé une journée éprouvante : de réunions en rendez-vous ! Elle ne se rend pas compte ! 

-          Comment ça : j’ai pas que ça à faire ! C’est pas à moi de m’occuper de ta mère ! 

Evidemment, on en revient toujours au même point : on forme un couple, mais chacun se consacre à ses affaires. 

Tiens ! Un mouvement de foule se produit. Une partie des « têtes en l’air » quittent leurs postes de combat pour le quai « L » où les attend le train pour Montargis. Quelques « affamés » courent dans la même direction, sandwichs à la bouche, gobelets à café débordants sur les vestons des voisins. Le petit peuple des « valises à roulettes » suit servilement ce beau monde. Les bruyantes « émettent » leur cri de guerre en guise de chant du cygne. 

-          Allo, Jérémy ! Comment ça va mon cœur ! 

Le début de la conversation est habile. Mais une tentative de reprise en mains s’impose. 

-          J’espère que tu n’es pas en train de te gaver de cochonneries en regardant des imbécillités à la télé ! Repasse moi ton père ! 

Là, il y a peut-être un problème. J’aurais préféré qu’elle dise « papa ». « Ton père » sonne comme une dissociation potentielle du lien qui est supposé unir chaque membre du couple. 

Non, je n’ai pas une pièce pour l’homme qui m’assiège. Si je commence à distribuer un euro à chaque « maudit » de la gare, je risque de modifier l’ordre social. Une main se tend à mes cotés,  plus généreuse et moins au fait du fonctionnement de cette étrange société. 

-          T’as pas oublié qu’on y va dîner dimanche ! Comment ça, où ? Mais chez ta mère : où veux-tu que ce soit ? 

Je m’étonne. Ils pourraient aller dîner n’importe où. La question était donc légitime. Madame ne devrait pas s’emporter pour si peu. 

Je sors mon sandwich chèrement acquis en pénétrant dans la gare, en dépit de la horde de « maudits » qui m’entouraient à la recherche d’une hypothétique subvention ou de je ne sais quelle aide sociale qui ne me concerne pas. 

-          Oui, je suis énervée ! Et puis d’abord, je m’énerve si je veux ! 

L’ambiance monte d’un cran. J’espère que Jérémy est couché après une saine lecture du « loup et de la tondeuse à gazon ». 

-          Et la machine à laver ? T’as fait tourner la machine à laver ? 

-          … 

-          Tu vois, tu ne pense à rien ni à ta mère ni à la machine à laver ! 

Je ne vois pas le rapport direct entre sa maman et le lave-linge familial, mais dans l’immédiat, elle estime que le désintérêt pour la première est du même ordre que sa négligence pour le second. 

-          Bon, écoute, j’en ai marre ! Je rentre, je prends mes affaires et je file chez ma mère ! 

-          C’est pas la peine de s’énerver, la machine à laver est peut-être en panne ! 

-          Je t’ai sifflé toi ? 

Sous le coup de l’énervement, elle me tutoie en me crachouillant à la face. Il est vrai que je n’ai pas pu m’empêcher d’intervenir dans sa conversation : on devrait interdire aussi les portables dans les salles d’attente

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