Effets de groupe

Jean n’a pas d’idée. Mais alors aucune. On peut lui parler littérature, sport, cuisine, il ne dit rien. C’est étonnant d’être intellectuellement stérile à ce point là. Il va falloir que je lui parle. 

Jules, par contre, a beaucoup de choses à dire. Des opinions sur tout, même lorsqu’il ne connait pas le sujet. De façon à se faire remarquer, Jules adore proférer un avis contraire à celui qui vient de s’exprimer. Il a, à ce moment là, ce tic de langage éprouvant pour les nerfs, qui consiste à démarrer ses phrases par « Je suis désolé mais… » pour signifier à son interlocuteur qu’il va le contrarier, qu’il en est navré mais qu’il faut bien que quelqu’un rétablisse la vérité de laquelle il s’est imprudemment écarté. 

Marcel est toujours d’accord avec ce qu’on lui dit. Et pour confirmer son acquiescement sans ambigüité, il éprouve le besoin de le quantifier : « 100 % d’accord avec toi ». Marcel est donc ami avec tout le monde. Marcel est un être avec lequel on aime à converser. On peut dire ce qu’on veut à Marcel, on sera sûr de ne pas être contredit en public. Au pire, il exprimera son harmonie avec son interlocuteur, et adoptera une position opposée dans un second temps de son intervention.

Louis a les idées de tout le monde. Comme ça, il est certain d’être reçu dans tous les milieux et écoutable par toutes les oreilles. Pour Louis, il est bon d’affirmer qu’il fait trop froid en hiver et trop chaud en été. Louis est favorable à la fin de la guerre, de la famine dans le monde, du travail des enfants, de l’esclavage. Louis est un adepte inconditionnel du tri des déchets. Louis ne mange que bio. Louis réprouve toute forme de pollution : il est très préoccupé de l’état dans lequel nous laisserons la planète aux générations futures ! 

Xavier, lui profère des opinions qui dérangent. Il n’a pas peur d’émettre des avis qui prennent le contre-pied des poncifs les plus répandus. Il en prévient gentiment ses interlocuteurs : « Je vais vous dire quelque chose qui va vous surprendre mais… ». Xavier est pour le retour de la femme au foyer. Il sait qu’il rame à contre-courant de l’opinion majoritaire, mais comme c’est un homme qui n’a pas peur des vérités, il confirmera en s’énervant un peu contre les idées admises par le plus grand nombre : « Il faut arrêter avec ça ! ».  Heureusement que nous avons des hommes courageux comme Xavier ! 

Ernest est un spécialiste du trampoline. Il rebondit. Il rebondit même souvent. Lorsqu’il veut prendre la parole dans un groupe, il commence souvent son intervention par « Pour rebondir, sur ce que vient de dire Duchmol… ». Ce début lui procure plusieurs avantages, d’abord il a l’air d’avoir un esprit vif qui lui permet de réagir  avec  à-propos, ensuite il se donne l’élégance de faire mine d’avoir écouté l’orateur précédent, enfin il va pouvoir émettre son sentiment comme il l’entend puisqu’il vient de le situer dans le droit fil de la conversation, même s’il n’a aucun rapport avec le thème abordé. 

Maurice aime la discussion. Mais pour converser avec Maurice, il faut être plusieurs. Maurice a donc choisi  la stratégie qui consiste à impliquer son voisin en l’interrogeant à un moment où il ne s’y attend pas de manière à ce que ce dernier n’ait pas le temps de formaliser un jugement dont la pertinence pourrait mettre son intervention en difficultés : « Qu’est-ce que t’en penses, Marcel ? ». Maurice dispose de plus d’un tour dans son sac pour s’attirer les bonnes grâces et donc l’écoute de ses partenaires. Un truc infaillible consiste à exprimer tout l’intérêt qu’il prend à entendre les autres : « Jérémy vient de dire quelque chose de tout à fait intéressant, d’ailleurs ça me fait penser que… ». Jérémy aime beaucoup la conversation de Maurice… 

Sébastien lui s’adapte. Il peut être marxiste avec Max le matin, et pro-libéral l’après-midi avec Gérard. Pour lui, il n’y a que des nuances. Et puis de toute façon, s’il y a de graves divergences, il lui revient de les surmonter pour ne pas laisser s’installer une bisbille particulièrement inutile sous son toit : « On ne va tout de même pas se battre pour des idées politiques… ». 

A propos de nuances, Henri maîtrise admirablement la façon d’exprimer son désaccord avec ce que son vis-à-vis vient de proférer : « Pour nuancer un peu ton propos… ». Henri ne contredit pas, il nuance. Son interlocuteur n’a pas exprimé une position ; en mettant les choses au mieux il a tenu un propos qu’Henri va balayer avec maestria par sa profonde connaissance du dossier qui lui permet d’avoir, lui, un jugement nuancé. 

Voici venir Nicolas. Nicolas n’a pas vraiment d’idées, mais il a des amis. Dans n’importe quelle circonstance, Nicolas évoque un ami qui travaille dans le domaine dont il est question et qui lui a confié un secret de spécialiste dont il va faire profiter son auditoire. A titre exceptionnel. S’agit-il de la dévaluation prochaine du yen, Nicolas a justement une relation amicale qui œuvre dans le commerce franco-nippon et qui a été reçue pas plus tard que la semaine dernière à l’ambassade du Japon. « Eh bien , savez-vous ce qu’il m’a dit… ?». 

Jeanne est la seule femme du groupe. C’est difficile d’exprimer quelque chose dans ce jeu de marionnettes. Son visage sourit aux réparties des uns et des autres. Intérieurement, elle rigole de l’outrecuidance de ses voisins. 

Jean se lève et se retire tristement. Je vais aller lui parler. 

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