L’indécis

Jean a invité Jeannine à diner. La soirée d’été est douce. Sous la tonnelle, le restaurateur a l’habitude de dresser une table d’amoureux potentiels. Deux bougies en forme d’anges ailés, jettent leurs flammes dans le regard clair de Jeannine. Le profil déterminé de la jeune femme est finement dessiné par la lueur qui provient de la salle principale de l’établissement.

Jeannine trouve de la gentillesse et du savoir-vivre à ce garçon. Mais elle est bien décidée à ne pas s’engager dans une liaison à la légère. Dans un couple, il faut désormais que les conditions de vie soient équilibrées. Jeannine a trop souffert de voir sa mère rivée aux fourneaux pendant des années, alors que son père trônait dans son fauteuil, plongé dans la lecture de son quotidien sportif préféré. Pour Jeannine, il faudra que son homme partage les tâches ménagères. Et puis d’ailleurs, s’il en faisait un peu plus que sa part, ce ne serait pas un scandale. Ce ne serait qu’une réparation bien légère de l’injuste dictature que les femmes ont subi depuis plusieurs siècles, humiliées et confinées dans les tâches les plus viles de la vie domestique. 

Ce soir, Jeannine se sent attirée, tout en gardant un esprit de vengeresse. Ce sera donnant-donnant. Jean, lui a cédé à une impulsion. Un observateur impartial de son regard ébahi et son  visage d’adolescent qui ont séduit sa compagne comprendrait tout de suite que Jean n’est pas très sûr de ce qu’il est en train de faire. Ni de la suite qu’il donnera à cette soirée. 

Le cadre est adapté, mais le menu est simple. Avec ses émoluments d’employé de banque, Jean ne peut pas se lancer dans des dépenses inconsidérées ni aborder les meilleurs restaurants de la ville. On se contentera aujourd’hui de cette gargote populaire, suffisante pour se donner l’impression d’une « vraie » sortie. Au moment des crudités d’été, la conversation roule sur le travail de Jeannine. Elle est encore salariée dans le salon de coiffure du quartier, mais un jour, elle le sait, elle aura suffisamment économisé pour ouvrir sa propre boutique. Elle a beaucoup d’idées : l’ambiance y sera moderne, on viendra pour s’y reposer et non pas pour papoter ou colporter des ragots comme chez Madame Dubuisson. Et puis, pour les jours de fête, elle saura imaginer des coiffures incroyables auxquelles s’attèlera une armée d’apprenties qu’elle aura enfin sous ses ordres. 

En fixant son visage ferme, Jean pense qu’il serait fier de montrer Jeannine à son bras. C’est une femme qui s’impose par sa seule présence. Issue d’une famille modeste, elle fera sa place à la force de son doux poignet. Jean pèse le contre. Avec une femme comme Jeannine, il faudra se montrer actif. Jean tire déjà un trait sur les longues matinées du dimanche qu’il passe à rêvasser dans son lit, après que sa mère lui ait apporté son petit déjeuner. Peut-être même qu’il sera obligé de préparer lui-même le plateau de sa belle ! Jean n’a pas la moindre idée du fonctionnement d’une cafetière ! 

Et puis, avec la taille et la silhouette qu’elle montre, elle exigera sûrement que son conjoint ne se laisse pas physiquement allé. Il faudra certainement se mettre au sport ! Transpirer, se torturer le corps,  souffrir, quoi ! Quelle horreur ! Lorsque le dos de colin sauce Nantua est servi, Jean n’a toujours pas pris de décision. Au-delà de ses idées bien arrêtées, Jeannine est marrante. En matière de cinéma, elle aime le fantastique comme lui. En groupe, elle est toujours la première à s’amuser et à organiser des soirées festives. Jean adore ! Elle dit que ça lui permet de s’évader du quotidien plat et morose du salon où elle travaille.

Elle voudrait avoir aussi des enfants, mais attention ! Il faudra que son compagnon s’en occupe à part égale ! Jean grimace. Intérieurement, il réussit à grimacer. Il est loin de ces idées de paternité. Il faudra qu’il commence par combler le léger découvert qu’il entretient à la banque. D’autant plus que Jeannine est du genre à vouloir voyager durant ses congés pour « découvrir les gens », comme si ceux du quartier ne suffisaient pas à se construire un point de vue sur la nature humaine. 

Au moment de l’omelette norvégienne, Jean s’aperçoit qu’il a plus entretenu ses doutes que la conversation. Encouragée par la passivité de son vis-à-vis, Jeannine ne lâche plus la tribune.  Elle est en train d’aborder un point crucial : celui de la fidélité dans le couple ! Elle, elle ne tolérera aucun écart ! Elle n’est absolument pas d’accord avec ces couples soi-disant modernes dans lesquels chacun est libre d’aller et venir à sa guise. Jean tente de prendre l’air horrifié à cette simple évocation d’une vie sentimentale aussi dissolue. 

Jeannine est ravie : elle a pu exposer sa conception de la vie sans la moindre objection. Elle trouve Jean un peu falot peut-être, mais visiblement peu enclin à l’opposition. Elle en  fera ce qu’elle voudra. Pour une jeune femme aussi déterminée qu’elle pense l’être, c’est une chance. Elle ne dépensera pas inutilement son énergie à s’imposer dans son ménage puisqu’il s’incline d’avance. Il faut donc avancer. Jeannine se laisse aller à picorer dans l’assiette de Jean. « Elle mange dans le même plat que moi ! J’ai horreur de ça ! ».

Malgré ses réticences, Jean examine encore le visage de sa partenaire. Avec ses joues roses, ses lèvres pleines et ses dents blanches, elle est incroyablement sexy. Jeannine qui se sent admirée, profite de ce moment de contemplation pour informer Jean qu’elle aime les gens qui savent prendre des décisions. Piqué au vif dans son sentiment viril, Jean juge bon de rétorquer, à tout hasard, qu’il ne supporte pas non plus les indécis. 

D’ailleurs, c’est à ce moment précis qu’il arrête sa stratégie : 

-          Si elle prend un café c’est oui, si elle ne prend rien, c’est non ! 

Le patron s’approche de la table, en s’essuyant les mains sur son tablier bleu, avec un sourire entendu. Sous ses aspects bourrus, il est incroyablement romantique. Ce soir, à sa table, il sait qu’un nouveau couple vient de former pour la vie. Et ça le rend heureux.

 -          Et pour ces jeunes gens, ce sera un petit café ? 

Jeannine sursaute : 

-          Ce sera plutôt un thé pour moi ! 

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