La dame blanche

Lorsque Léonard déboula dans sa gendarmerie, Justin le brigadier sut que le même problème  tarabustait encore le paysan et que, par voie de conséquence, il allait être fortement dérangé dans sa routine habituelle.

Léonard, vêtu de son meilleur gilet et des brodequins de cérémonie, tortilla sa moustache blanche d’une main et son béret crasseux de l’autre, tout en se dandinant convulsivement. Justin eut un instant de réflexion devant cette danse improvisée qui agitait bizarrement la silhouette corpulente de l’homme avec lequel il avait usé ses fonds de culotte sur les bancs de l’école du village.

-          Justin, tu ne vas pas me croire !

L’entame de la conversation renforça le gendarme dans la conviction qu’il allait être la victime d’une avalanche d’ennuis. Son supérieur hiérarchique le Commandant Lambert qui hantait de son élégance altière les meilleurs salons du chef-lieu de canton n’appréciait pas d’être dérangé pour ce qu’il appelait « n’importe quoi ». A vrai dire, le Commandant Lambert n’aimait pas du tout les questions dont la réponse était inconnue des règlements.

-          Je l’ai encore vue !

Léonard avait sa voix enrouée des mauvais jours. Depuis quelques temps, d’ailleurs, il avait perdu de sa gouaille. Son langage, autrefois célèbre par un style d’une certaine verdeur, était devenu étrangement châtié et même correct !

Depuis un mois, il n’avait de cesse d’harceler son ami Justin avec l’histoire de son étrange visiteuse. Une dame blanche à la voix douce bouleversait ses nuits. Il l’avait vue, de ses yeux vue –ajoutait-il vigoureusement – au pied de son lit. Chaque fois, la dame blanche s’inquiétait de son sort.

Le brigadier Justin fit asseoir son vieux compagnon et tenta de calmer le trouble provoqué par ses hallucinations.

-          Léonard, soit raisonnable !

-          Je l’ai vue, Justin, je l’ai vue !

Le gendarme, pour la première fois de sa vie militaire, se sentait désarmé.  Il avait consulté les plus hautes sommités de l’Eglise, en l’occurrence le curé du village Patouillard. Ce dernier avait longuement promené sa bedaine et son double-menton légendaires dans les allées de son potager pour réfléchir à ces étranges apparitions qui pouvaient rendre prospère sa petite paroisse.

Si cette affaire s’ébruitait, on pouvait envisager l’arrivée de touristes attirés par la possibilité d’une venue miraculeuse dans le village. Une obole à la sortie de l’Eglise serait alors du meilleur effet sur les comptes paroissiaux. Les murs écaillés de la sacristie avaient bien besoin d’un coup de jeune.

Mais enfin, une apparition surnaturelle, ça ne se traite pas à la légère. Il faudrait envisager l’intervention de l’évêque, au moins ! L’abbé Patouillard décida donc de patienter un peu avant de saisir la voie hiérarchique.

Le brigadier Justin, en homme avisé, pénétré de l’idée de l’équilibre des pouvoirs religieux et civils, fit également son rapport au maire Martial Duchemin.

Le premier magistrat, comme chaque fois qu’il devait affronter une question épineuse, toussota pour s’éclaircir la voix. Cette manie lui laissait en général le temps de rassembler quelques idées et même quelques arguments. Bien sûr qu’il lui serait agréable de rendre son village célèbre, même s’il ne croyait pas à ces fariboles. Mais il voyait un inconvénient majeur à cette notoriété : il allait encore devoir parler avec les gens de la Préfecture, dont il ne comprenait pas les mots compliqués et qui, de toute façon, le regardait de haut. Martial Duchemin fut également d’avis d’attendre pour s’assurer de la réalité du problème.

Le brigadier Justin avait fait le tour de l’opinion de toutes les personnalités qualifiées du village. Il restait cependant la mère Henriette, la tenancière du bistrot de la place de l’Eglise. La mère Henriette n’exerçait aucune fonction particulière au sein de la communauté. Mais son autorité naturelle, son sens inné des affaires et sa connaissance approfondie de tous les foyers des environs sur plusieurs générations rendaient, selon le gendarme, son avis indispensable à la bonne marche de l’enquête qu’il conduisait de sa propre initiative.

Contrairement à toute attente, le mère Henriette, probablement animée par la crainte de perdre la clientèle de Léonard et de son club de joueurs de boules, fut également d’avis de ne pas divulguer l’affaire.

Le brigadier en était donc rendu à ce point de ses consultations lorsque, ce matin-là, Léonard investissait dans ses bureaux.

Le gendarme se vantait fréquemment d’avoir suivi des cours de psychologie lors des quelques semaines de formation qui avaient précédé sa prise de fonction. Le mieux, se dit-il, était de faire parler le citoyen qu’il avait en face de lui. D’abord pour vérifier son état d’alcoolisme éventuel et ensuite pour tenter de mettre à jour les contradictions de son récit.

C’est alors que le médecin généraliste du canton, le docteur Jouglen fit une entrée impromptue. Très pressé, il expliqua avoir perdu ses papiers d’identité et supplia le brigadier de retourner la campagne pour les lui retrouver.

En avisant Léonard qui patientait en attendant l’interrogatoire du brigadier Justin, le médecin ne manqua de prendre de ses nouvelles :

-          Alors père Léonard, comment va cette vilaine cicatrice au pied ? Vous êtes satisfait de l’infirmière que je vous envoie tous les matins ?

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