L’histoire de la déception de Martin, le garçon-boucher
Il y a trois mois, Mauricette Dumourier était entrée pour la première fois dans la boutique de Marcel, le patron de la boucherie Bourdarel qui emploie Martin comme apprenti. Le jeune homme aime bien Marcel, aime bien son boulot, aime bien le quartier. Bref, Martin est paisible et heureux. Avec sa tignasse blonde, ses yeux clairs et illuminés, Martin ne manque pas d’atouts pour passer des soirées pleines de charme avec les filles du quartier. Les épaules carrées qu’il cultive assidûment dans la salle de sport municipale font rêver les midinettes de son immeuble et bien au-delà. Des concours s’organisent entre les jeunes filles plus ou moins délurées du voisinage : c’est à celle qui « sortira » le plus longtemps avec le beau garçon boucher et éventuellement, à celle qui ira le plus loin dans leurs ébats avec ce bel athlète.
Lorsque Mauricette Dumourier poussa la porte de l’échoppe de Marcel Bourdarel, personne ne la reconnut tout de suite. Il faut dire qu’il aurait été bien difficile de reconnaître le commissaire de police qui déchainait l’audimat tous les samedis soirs dans cette silhouette engoncée dans une parka aux formes approximatives et si peu féminines. C’est lorsque Mauricette ôta ses lunettes noires pour examiner la vitrine du père Bourdarel que celui-ci poussa discrètement du coude son commis fort occupé à cet instant précis à découper deux côtelettes de porcs pour la mère Dupuis. Le Commissaire Miller achetait deux tranches de jambon ! Comme tout le monde ! Et comme tous les honnêtes clients elle sortait avec précaution un petit porte-monnaie de sa poche pour payer son emplette !
Lorsque Martin lui tendit son achat soigneusement emballé dans un papier au nom de ma boutique, il eut le temps de croiser le visage de la vedette de la télé. Contrairement à son image de star, le visage de Mauricette paraissait fatigué. Sa bouche était entourée de deux plis amers, la peau de ses joues qu’elle savait garder si fraîches au plus fort de ses exploits télévisuels, était marquée de tâches rosées, voire même foncées à certains endroits. Seuls ses yeux verts d’eau d’un éclat doux et tranquille, rappelaient la présence du célèbre policier de feuilleton.
Martin lui rendit la monnaie de son billet de dix euros. Le regard diaphane de la vedette le dévisagea un instant et ses lèvres lui tendirent un sourire amusé. Pendant cette courte scène, les commères du quartier feignaient de se concentrer activement de l’étal de Marcel tout en ayant bien reconnu la vedette de télévision. Après le départ de Mauricette, les langues se délièrent avec avidité. La mère Dupuis trouva que Leslie Miller n’était pas, finalement, si belle que ça. Mais sa commère, Henriette Poulardon fit remarquer qu’en dépit de sa célébrité, elle avait abordé cet achat domestique avec une simplicité de bon aloi. Marcel Bourdarel rajusta son béret, se frotta les mains et ne dit rien. Il pensa simplement qu’avec une cliente comme Leslie Miller, même si elle avait des rides au coin des lèvres, son affaire commerciale allait prendre de l’ampleur.
Quant à Martin, il ne s’exprima pas non plus, mais pour d’autres raisons. Il n’était pas déçu contrairement aux autres par le véritable aspect physique de Mauricette Dumourier. Il trouvait dans cette allure de quadragénaire à la grâce un peu flétrie, mais pas trop, quelque chose d’émouvant qu’il n’avait jamais rencontré chez ses conquêtes faciles du samedi soir. Lorsque la semaine suivante, Marcel commanda au jeune homme de livrer à domicile un rôti de bœuf, ce dernier ne se le fit pas dire deux fois. On avait peine à imaginer le bouillant et énergique commissaire Leslie Miller mettre son plat à cuire après l’avoir soigneusement préparé sur un coin de table, mais telle était pourtant la réalité de Mauricette Dumourier. Lorsque Martin s’éveilla à ses cotés, il constata que Mauricette ronflait. Mauricette Dumourier, Leslie Miller à l’écran, ronfle ! La policière hors norme, celle qui est capable de passer par la fenêtre des monstres de cent dix kilos, celle qui traverse un salon à la vitesse de l’éclair d’un simple roulé-boulé, c’est la même femme qui ronflait benoitement auprès de lui ! Dans les jours qui suivirent, le jeune homme n’en finissait pas de ne pas croire à cette relation de rêve. Après un mois de côtelettes livrées avec empressement ou de rôtis farcis remis en mains propres, Martin, très épris, jugea le moment venu de surprendre l’objet de son désir un dimanche matin, à l’aube d’un week-end pour lequel il avait échafaudé les projets les plus fous. A son arrivée, Mauricette l’accueillit dans un peignoir rose qui laissait entrevoir généreusement ses formes plantureuses. Le jeune homme, encore émoustillé par la perspective de ce tête-à-tête, s’apprêtait à rappeler au Commissaire Miller le ton brûlant de leur dernière rencontre. Mais, le visage roide et le regard distant de la vedette l’avertit d’une anomalie dans la situation présente. C’est à ce moment précis qu’une voix masculine et puissante se fit entendre du fond de l’appartement : - Qu’est ce que c’est chérie ? Tu viens te recoucher ? Ainsi finit la brève histoire amoureuse de Martin le garçon-boucher qui fut déçu non pas par le physique commun de la grande star du petit écran, mais par le comportement encore plus vulgaire d’un monstre féminin, avide d’une chair fraîche qu’on ne trouve pas seulement derrière le comptoir d’une boucherie.
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